Prochaine réunion du « Club des six » dimanche, à midi. Les six, ce sont les médecins des six équipes françaises engagées dans la superproduction internationale qu'est la Grande Boucle. Leur club se réunit régulièrement pendant et entre les épreuves, pour des rencontres informelles, d'autant mieux venues que le centenaire ajoute encore au stress de l'événement.
Parmi les six, le Dr Dominique Bossard n'est pas le moins demandeur de ces briefings confraternels, où les médecins se serrent les coudes. A 48 ans, ce Normand n'est certes pas le benjamin du club, mais il a signé en janvier dernier avec l'équipe Brioches La Boulangère et le Tour du centenaire sera son baptême du feu.
Mort subite à 23 ans
Pour sa première saison, ce passionné de course à pied et de sports de montagne aura dû faire face à un drame qui, trois mois après, reste inexpliqué : la mort subite du jeune espoir Fabrice Salanson, 23 ans, décédé pendant son sommeil, la veille du coup d'envoi du Tour d'Allemagne (« le Quotidien » du 6 juin).
« Un événement qu'on a très mal vécu dans l'équipe, raconte-t-il, un coup au cur très déstabilisant et à la suite duquel un psychologue a du intervenir auprès des coureurs. »
Une souffrance exceptionnelle dans cet univers où, physique et morale, la douleur est en quelque sorte le pain quotidien.
Salanson faisait partie de la nouvelle génération des professionnels fraîchement recrutés. « Des jeunes, assure le Dr Bossard, qui ont envie de faire du vélo pour le plaisir et qui ne veulent surtout pas bricoler avec leur vie. Le mauvais exemple de leurs aînés leur a suffi. Eux n'acceptent pas de prendre le risque d'être fauchés dans dix ans par un cancer. »
Ces cyclistes nouvelle vague mettent en pratique une éthique de vérité qui leur est d'autant plus naturelle que le cadre réglementaire les y contraint fortement. Dès leur recrutement comme professionnels, ils font l'objet de bilans physiologiques très poussés pour éliminer toute approche dopante. Par la suite, le suivi longitudinal, avec ses contrôles biologiques tout au long de l'année, permet de suivre leur évolution et de détecter toute altération suspecte.
Originalité et pluridisciplinarité
« La relation médecin-coureur, dans ces conditions, ne peut qu'être une relation de confiance, poursuit Dominique Bossard. Nous exerçons la médecine en quelque sorte sur une plaque tournante, dotée d'une vision globale : on étudie tour à tour la physiologie de la position sur le vélo, celle du mouvement (avec éventuellement des tests réalisées en laboratoire avec des souffleries) ; on travaille la récupération, la diététique, la psychologie. Une diversité d'approches qui est elle-même inscrite dans une collégialité d'expertises, avec le directeur technique, ses adjoints et, côté médical, les kinés, les soignants, les psychologues. »
Dans cette pluridisciplinarité qui est la règle pour les médecins d'équipe, chacun garde quand même sa marque originale. Il y a les nutritionnistes du sport, comme le Dr Jean-Jacques Menuet (Cofidis), les spécialistes de traumatologie, à l'exemple du Dr Roland Mathieu (équipe Jean Delatour), ceux qui ont été kinésithérapeutes, tel le Dr Eric Bouva (AG2R). Et même ceux dont la spécialité d'origine est, à l'instar du Dr Joël Ménard (Crédit agricole)... la médecine du sport.
S'ensuit une diversité de méthodes. Le Dr Menuet, par exemple, s'attache surtout à améliorer la récupération en recourant à la sophrologie, à l'hypnose ériksonnienne, et en favorisant le retour veineux par des phlébotoniques, la surélévation des jambes en phase de repos et les drainages lymphatiques ; il met en place des stratégies médicales globales en s'appuyant sur des examens biologiques (aminogrames, électrophorèse, chromatographies, avant et après effort). Une démarche qui ne fait pas l'unanimité : « Le recours aux perfusions est parfois encore fois ostracisé », regrette-t-il.
Le Dr Mathieu, lui, privilégie l'ostéopathie et la diététique, pestant au passage contre les hôtels qui servent souvent « des pâtes archicramées » et donc au pouvoir calorique insuffisant.
Le Dr Ménard insiste sur l'importance de « materner » les coureurs, ces personnalités hors du commun chez lesquelles l'apparition de la moindre douleur, la contracture musculaire la plus anodine va déclencher une réaction d'angoisse.
Quatre heures de consultation quotidienne
Pendant les vingt-trois jours de l'épreuve, le travail du médecin d'équipe se déroule essentiellement dans les quelques heures qui suivent l'arrivée. A raison d'une demi-heure en moyenne par coureur, ils vont consulter pendant quatre heures, quitte à être à nouveau sollicités au petit matin. Pendant le déroulement de l'étape elle-même, c'est alors au tour des médecins de récupérer. Réglementairement, en cas de pépin, seuls peuvent alors intervenir les médecins officiels de l'UCI (Union cycliste internationale), qui se relayent deux par deux tout au long de la journée.
Les médecins d'équipe travaillent bien sûr selon le régime du temps partiel. Avoir la charge d'une équipe représente pour eux une astreinte annuelle de 70 à 80 jours. Une collaboration souvent sous forme de CDD (contrat à durée déterminée) chichement rétribuée, avec une indemnité quotidienne de l'ordre de 150 euros. La plupart exerçant en libéral, c'est donc plutôt un manque à gagner en termes de clientèle, qu'ils trouvent ou non un remplaçant, qu'un complément de revenus.
Et les astreintes pèsent lourd. A commencer par les servitudes administratives, particulièrement redoutables dans les jours qui précèdent le coup d'envoi de l'épreuve. « On peut se féliciter que tout soit très bien cadré réglementairement, témoigne le Dr Ménard, mais la barque est très chargée avec tous les dossiers à transmettre à l'UCI ; il faut fournir tous les justificatifs thérapeutiques pour certains traitements médicamenteux plus ou moins autorisés, comme les bêta-2-mimétiques, qui nécessitent des tests réalisés auprès de laboratoires agréés, avec des taux précis à respecter. Et puis il faut veiller à ce que chaque coureur soit à jour de son suivi longitudinal : tests biologiques, épreuves d'effort, électrocardiographies et autres pratiqués dans des centres agréés, en avril, juin, juillet et décembre. »
Le sport de l'antidopage
Se repérer dans ce maquis des textes, faire la part entre l'autorisé, le soumis à condition, l'interdit dans tel pays et admis dans tel autre, relève d'année en année de la prouesse, mais, note le Dr Ménard, « sans doute est-ce le prix à payer pour notre sérénité. Aucun sport de haut niveau n'est soumis à un tel régime inquisitorial. Aujourd'hui, nous pouvons le proclamer et le prouver : le cyclisme est devenu le sport de l'antidopage ».
Le médecin de Crédit agricole a personnellement vécu ce changement de monde : « Il y a eu l'avant et l'après-1998, l'année du scandale de l'affaire Festina ; en 1997, j'étais le médecin de l'équipe GAN. A l'époque, se rappelle-t-il, le gros de la surveillance incombait au seul médecin d'équipe. En tant qu'ancien responsable des contrôles urinaires, je bénéficiais d'une connaissance technique précieuse, que tout le monde n'avait pas. »
Autres temps réglementaires, autre génération, autre état d'esprit des champions. La prise de conscience semble donc générale parmi les professionnels, se félicitent les membres du club des six. Mais tous se garderaient de jurer qu'aucun de leur coureur n'en « tâte » : « C'est comme en clientèle, lorsqu'un patient à la trogne rubiconde et au taux de gamma GT hyperboliques jure sur père et mère qu'il ne boit que de l'eau. Sauf qu'avec un champion, à la première anomalie détectée, c'est le licenciement séance tenante. Avant-même, dans certaines équipes, qu'on puisse effectuer la contre-expertise. »
Tous les médecins d'équipes sont réalistes et considèrent donc qu'il y aura toujours des tricheurs. « Nous ne couchons pas avec les coureurs », ont-ils coutume de lancer. D'aucuns ajoutent même, comme le Dr Roland Mathieu (équipe Jean Delatour) : « Nous sommes les cocus du Tour ! » Pour ce médecin qui jure que c'est sa dernière Grande Boucle, le système reste vicié par une hypocrisie générale : « Dans l'encadrement sportif, dénonce-t-il, le mot d'ordre pourrait bien être : "Faites tout ce que vous voulez, mais ne vous faites pas prendre !" »
Le Dr Mathieu estime que « le dopage continue à rapporter beaucoup d'argent. Chez les Français, la morale reste sauve, mais nos gars ressentent une terrible frustration quand ils arrivent en haut d'un col complètement épuisés, alors que les coureurs étrangers sont frais comme des gardons. Cherchez l'erreur ! »
Certes, le ressentiment dont se fait l'écho le médecin de Jean Delatour n'est pas ouvertement partagé par tous ses confrères, mais si tous sont bien conscients que, en dépit du ménage qui a été fait parmi les professionnels, « les docteurs dopage ont encore de beaux jours devant eux ».
L'éthique sportive serait-elle sujette à fluctuations selon les pays ? Médecin de l'équipe belge Lotto Domo, le Dr Daniel De Neve convient que « les règles sont très différentes selon les pays ». « Vouloir un regard administratif uniforme relève de l'utopie, estime-t-il. En l'état, nous devons tous nous conformer aux compromis édictés par l'UCI sans jamais préjuger à 100 % du comportement de nos coureurs. La triche est partout, elle est inévitable. »
Et inavouée, avec, note le Dr Bouva, la lancinante insinuation : « Entre rien et le dopage, il doit bien y avoir quelque chose... »
Circonstance aggravante cette année, dénonce un de nos interlocuteurs en nous demandant de ne pas le nommer, « les organisateurs ont délibérément choisi de mettre médicalement en danger les coureurs, avec des étapes de plus de 200 km, des passages au col où il gèle et des cagnards à plus de 40 degrés à l'arrivée, avec seulement deux jours de repos. Tout se passe comme si la volonté de faire du sensationnel avec des gars épuisés, en déshydratation aiguë, au bord de la chute, avait primé. On ne les fait plus souffrir, on les grille ! »
Et de rappeler le sort du coureur kazakh Andrei Kivilev, tombé mortellement lors du dernier Paris-Nice.
Trop de souffrances, dénoncent les médecins, même pour des sportifs de haut niveau traditionnellement élevés dans la culture de la douleur.
Dans ce contexte, les médecins d'équipe sont unanimes à s'inscrire en faux contre la déclaration de Raphaël Geminiani, selon lequel, « au sein des équipes, de nos jours, les vrais patrons ne sont plus les sponsors, ni les directeurs sportifs. Ce sont les médecins. » (« L'Express » du 19 juin). Et le champion italien d'ajouter : « Les jeunes coureurs qui passent professionnels cherchent à signer en priorité dans les formations qui possèdent les meilleurs docteurs. »
Des propos qui trahissent l'époque des « docteurs dopage », rétorquent les praticiens français.
Comme dit le Dr Bouva, « notre rôle est de veiller constamment à ce que les coureurs utilisent leurs capacités physiques à 100 % et qu'ils terminent en pleine santé l'épreuve sportive la plus dure du monde. En aucun cas de leur faire faire des miracles. »
« Dans ce monde très dur, souligne le Dr Ménard , nous sommes moins soumis que les autres à une obligation de résultat et nous pouvons venir à la rescousse d'un coureur critiqué pour ses performances insuffisances. A nous d'argumenter sur la base des données physiologiques dont nous disposons. »
Ni dirigeants secrets, ni docteurs miracles, les médecins d'équipe ne veulent pas davantage être des gourous auprès des coureurs, assure le Dr Bossard : « C'est vrai que certains ont tendance à se laisser par trop materner. Il faut arriver à tenir une bonne distance entre eux et nous : un mélange de confiance et d'autonomie. »
Autre écueil à éviter : le star système. « Quand vous êtes médecin d'équipe, vous avez autour du cou une plaquette officielle qui fait un peu de vous un roi : aux feux rouges, les gendarmes s'empressent pour vous faire passer, les caméras et les photographes se bousculent sur votre passage. Alors, il faut faire attention et ne pas oublier que dès qu'on enlève le badge, on cesse d'être la star pour redevenir anonyme dans la foule. »
« A la différence des autres professionnels, nous n'avons pas besoin de faire parler de nous, insiste le Dr Meunier. Totalement immergés dans l'épreuve, tutoyant les champions, nous restons cependant "hors milieu". Quand la marmite connaît des surchauffes, c'est ce qui nous permet d'intervenir pour apaiser les souffrances et sublimer les conflits. » Dans le tohu-bohu du peloton et de la caravane, ainsi se creuse l'échappée médicale. La vraie performance du Club des six.
Plus de 3 400 km à parcourir
Les coureurs du Tour du centenaire, s'ils arrivent au bout de l'épreuve, auront parcouru entre le 5 et le 27 juillet quelque 3 427 km et franchi 21 cols. Le tout en 20 étapes, 10 de plaine, 7 de montagne (avec 3 arrivées en altitude), 2 étapes contre la montre individuel et 1 étape contre la montre en équipe.
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