La santé en librairie
Neurobiologiste et éthologue, Robert Provine a choisi d'aborder ce que le Robert définit par « l'expression de la gaieté par l'élargissement de l'ouverture de la bouche, accompagné d'expirations saccadées plus ou moins bruyantes » en suivant une piste empirique et naturaliste. Qui rit ? Pourquoi ? Où ? Et comment ?
Il a donc analysé l'évolution du système nerveux et des organes de vocalisation, le rire du chimpanzé, l'incapacité de rire des autres primates comme de la baleine, la nécessité de la bipédie pour se fendre la pêche, et s'est penché pendant plusieurs années, bravant les quolibets de la communauté scientifique, sur le chatouillement et les chahuts « qui nous en apprennent plus sur les racines du rire que les sous-produits du rire que sont la plaisanterie et le comique ».
Bien qu'il soit desservi par sa traduction de l'américain, cet ouvrage est plein d'informations à la fois amusantes et sérieuses sur les liens entre rire, respiration et parole, sur les diverses formes d'expression du rire, sur les particularités sexuelles de son expression ou encore sur les rires pathologiques.
Le rire est contagieux
Découvrir que la bipédie a constitué un premier pas vers la possibilité de découper une expiration en une suite de « ha-ha-ha », donc vers le rire, a certes été une étape essentielle dans la connaissance de ce phénomène, explique R. Provine. Cela ne nous permet pas forcément de comprendre ce qui peut faire rire le chimpanzé et ce qui a pu faire rire nos ancêtres. L'hypothèse paléohumorologique de Provine est celle des chatouilles ancestrales ! Homo sapiens aurait commencé à vocaliser le rire en chatouillant sa ou ses compagnes dans des parties de chahut rituelles. Puisqu'on ne peut « pas plus se chatouiller soi-même au point de rire qu'on ne peut se faire sursauter », dit le neurobiologiste, le rire est forcément un comportement éminemment social et implique des partenaires. Cette fonction d'échange et de communication est même une de ses composantes fondamentales. D'où le malaise induit par les rires inappropriés et intempestifs des patients atteints de syndrome frontal, de maladie d'Angelmann ou du syndrome de Rett. D'où peut-être aussi la contagiosité du rire, à l'instar du bâillement, comme en témoignent quelques épidémies d'hilarité survenues dans des écoles en Tanzanie ou chez les Pentecôtistes américains, la fonction des rires préenregistrés à la télévision ou les fous rires dans des réunions très sérieuses, explique le neurobiologiste. Le sens de l'humour n'échappe pas non plus à la pathologie neurologique et permet de faire avancer la compréhension des choses. Ainsi, des lésions unilatérales des hémisphères gauche et droit produisent des sens de l'humour très différents.
Le rire est loin pourtant d'avoir livré tous ses mystères. En l'état actuel de nos connaissances, il n'est pas prêt à avoir une autorisation de mise sur le marché comme médicament, dit R. Provine ; à titre de placebo, il est en revanche à consommer sans modération.
Des chatouilles d'Homo sapiens à Woody Allen
Bien que nous n'ayons pas cessé de nous chatouiller les uns les autres, il y a un monde entre le protohumour d' Homo sapiens et les plaisanteries de Woody Allen. L'histoire du rire témoigne de celle de l'humanité, comme l'avait magistralement bien montré l'historien Georges Minois dans son « Histoire du rire et de la dérision » publiée en 2001. La place du rire dans la société d'aujourd'hui a changé. Ses vertus sont plus vantées que jamais, pourtant nous rions moins ; cela expliquant peut-être ceci. Il ne sert plus à rien sinon à faire rire ou à faire commerce. « Soyons honnêtes : l'humanité rit jaune et pas seulement parce qu'elle se compose pour moitié d'Extrême-Orientaux [...] Sans humour, comment les dix milliards d'individus qu'on nous promet pour 2050, croulant sous leurs déchets et étouffant dans leur pollution, pourront-ils supporter la vie ? » écrivait-il alors.
Le malaise de la condition humaine
Cet historien qui a aussi étudié le suicide, la vieillesse, l'athéisme ou encore la guerre s'intéresse dans son nouveau livre au mal de vivre, image en miroir du rire et de la dérision témoignant également de notre évolution. Le mal de vivre résulte de la conscience des contradictions insolubles de la condition humaine, dit-il. Si mélancolie et dépression au sens médical du terme ont toujours existé, si les hommes se sont toujours demandé avec plus ou moins de talent et d'acuité « Que faisons-nous là ? », « chaque progrès de la pensée affine la conscience de la tragédie existentielle, alors même que les progrès matériels décuplent les aspirations et donc les frustrations ».« Dans l'Antiquité, l'homme ressentait le désespoir de l'impuissance face à un destin implacable. Aujourd'hui, l'individu est placé devant une multitude de choix mais il doit décider seul », explique G. Minois.
Le mal de vivre a toujours existé mais sa diabolisation remonte au Moyen Age ; l'acédie (ou dépression des moines) fait planer la menace de l'enfer tandis que la menace de l'enfer entretenue par le christianisme médiéval entretient bien sûr cette acédie. Plus tard, la Renaissance fait de la tristesse et la mélancolie le terreau où pousse le génie des artistes. Progressivement, la foi en l'homme se révèle aussi utopique que la fois en Dieu, explique l'historien. Le XVIIe siècle est pessimiste. Au XVIIIe, en France tout au moins, de nombreux écrits sont consacrés au bonheur. C'est pourtant à cette période que le suicide entre dans les murs, ce qui fait dire à Diderot : « Ces traités ne sont jamais que l'histoire du bonheur de ceux qui les ont faits. » Bref, conclut Georges Minois, « ce fut un siècle des grandes illusions, le suivant sera celui des grands désespoirs ». Le XIXe, siècle du spleen, celui de Baudelaire, Poe ou Tolstoï, est celui du nihilisme, mais également celui de psychiatres comme Esquirol ou de sociologues du suicide comme Durkheim. Avec le XXe siècle, nous entrons dans l'ère de la dépression. L'émergence de la psychanalyse est liée à ce mal de vivre contemporain, jamais égalé. Incapables de s'intégrer, les dépressifs sont la mauvaise conscience de notre monde hédoniste. La société postmoderne est une terrible machine à produire des dépressions. « La progression déroutante, deux siècles et demi après les Lumières, de croyances irrationnelles est significative de la réaction contre un mal de vivre envahissant », souligne G. Minois. Dans la mesure où le mal de vivre est « le signe des progrès de la pensée et de la conscience », nous avons grosso modo le choix, dit-il, entre l'idiotie et la dépression, entre un avenir d'imbéciles heureux ou d'intellectuels dépressifs. Existe-t-il une troisième voie, se demande l'auteur, qui, on l'aura compris, a choisi la seconde ?
Pourquoi pas celle des joyeux désespérés ?
« Le Rire, sa vie, son uvre », Robert Provine, Robert Laffont, 258 pages, 20 euros.
« Histoire du rire et de la dérision », Georges Minois, Fayard, mars 2001, 638 pages, 15 euros.
« Histoire du mal de vivre. De la mélancolie à la dépression », Georges Minois, éditions de La Martinière, 478 pages, 23 euros.
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