Des débats interminables ont été consacrés à l'après-guerre alors qu'elle n'avait pas commencé. L'opinion publique mondiale a été ramenée brutalement aux réalités présentes par quelques revers anglo-américains.
Une série d'erreurs tactiques et politiques ont été commises par le camp allié. Pendant les semaines où les troupes massées au Koweit rongeaient leur frein, le temps d'inaction pouvait être mis à profit pour perfectionner le dispositif offensif, ne fût-ce que pour éviter qu'un missile Patriot n'abatte un Tornado anglais ; il était évident que la course vers Bagdad risquait d'isoler des éléments avancés qui, dans les faits, ont été tués ou faits prisonniers ; enfin, l'offensive générale a été déclenchée alors que la création d'un front au nord de l'Irak n'était pas acquise, ce qui aurait dû modifier la stratégie du général Franks, chef d'orchestre de la bataille.
Un manque de réflexion
Sur le plan politique, il n'y avait aucune raison de considérer comme acquis les chiites du Sud qui furent abandonnés à la férocité de Saddam Hussein en 1991, ni les Kurdes du Nord qui ont, eux aussi, payé très cher leur insurrection contre Bagdad. Et, plus généralement, à supposer que les Irakiens dans leur ensemble sont las de la dictature de Saddam, ils ne montreront pas leurs sentiments réels tant que son régime n'aura pas été annihilé. La « guerre de libération » assortie d'un soulèvement des populations était donc un mythe. Et on était en droit d'espérer que les Américains ne croyaient pas à leur propre propagande. Ils ont tout fait pour démoraliser l'ennemi, mais ils savent que les Irakiens sont poussés dans le dos par le parti Baas, qui a la mainmise sur le pays, ou que nombre d'entre eux ont un réflexe patriotique renforcé et prolongé par la solidarité internationale des pacifistes.
Tous ces éléments d'évaluation auraient dû être inclus dans les calculs stratégiques de MM. Bush et Rumsfeld, dont l'assurance, si décriée à l'étranger, aurait dû être atténuée par des difficultés qu'il leur était facile d'envisager.
Mais à leurs propres erreurs se sont ajoutés des faits qu'ils n'avaient pas prévus et qui auraient dû différer d'au moins quelques jours le déclenchement de la bataille. Ils ont cru, jusqu'à la dernière minute, que la Turquie laisserait passer une troupe de 60 000 hommes, avec blindés et armes lourdes, qui aurait ouvert le front nord. C'est samedi dernier que, face au refus turc, ils ont décidé de transférer un quart du corps expéditionnaire vers le Koweit, où il n'arrivera pas avant demain. Pris en tenaille, l'Irak aurait été contraint de disperser ses forces et aurait opposé moins de résistance.
Certes, l'arrivée au Koweit du contingent prévu pour le Nord renforcera la poussée par le Sud. Mais il faudra bien une semaine pour mettre les troupes fraîches en ordre de bataille. A présent, les Américains espèrent rééditer au nord ce qu'ils ont fait en Afghanistan, c'est-à-dire encadrer les forces kurdes qui déferleront vers Mossoul et Kirkuk, après des bombardements suffisants pour démoraliser l'ennemi irakien. Cette tactique a réussi en Afghanistan, il n'est pas sûr qu'elle soit couronnée de succès en Irak. En tout cas, elle ne remplace pas le bulldozer américain.
Des considérations politiques
Parmi les bizarreries de la stratégie du général Franks, certaines doivent être attribuées à des considérations politiques : si les forces anglo-américaines ont été longtemps accrochées par des snipers dans ce cul-de-basse-fosse qu'est Oum Kasr, et si elles ont contourné Bassorah et Nassiriyah, c'est pour épargner les populations civiles, et ne pas prêter le flanc à des accusations que personne ne se prive par ailleurs de formuler. C'est pour la même raison que Bagdad n'a pas été incinérée sous un tapis de bombes, que des soldats américains ont été tués par des Irakiens qui prétendaient se rendre, que les pertes anglo-américaines sont relativement élevées après qu'on eut demandé aux troupes de faire une distinction entre civils et militaires (alors que l'armée irakienne s'habille en vêtements civils).
On peut craindre que les généraux ou leurs dirigeants politiques ne s'impatientent et finissent par tirer dans le tas. Leur travail ne peut pas se borner à sacrifier des vies anglaises ou américaines et à contenir leur propre puissance de feu. Nul doute que des tiraillements sérieux existent à l'heure actuelle entre les deux gouvernements et leurs chefs d'état-major.
La guerre de communication
Les contradictions de la guerre apparaissent donc au grand jour : on prétend « libérer » des gens qui se battent avec ardeur ; les Irakiens ne se soulèveront pas tant que Saddam n'aura pas été tué ou emprisonné ; une fois encore, c'est l'ennemi qui gagne la guerre de communication avec ses images de morts et de prisonniers, alors que les Américains disposent de moyens électroniques capables de « griller » les émissions de radio ou de télévision, mais qui semblent avoir été mis à l'abri, puisque Saddam Hussein s'exprime presque tous les jours.
Cependant, même si les bavures et les erreurs se multiplient, il faut relativiser les revers anglo-américains : la première guerre du Golfe a fait 145 morts du côté américain en moins de cinq jours et, à l'époque aussi, des Américains ont été faits prisonniers. Or il ne s'agit plus de déloger les Irakiens du Koweit mais d'envahir un pays grand comme la Californie ou la moitié de la France. On doit donc s'attendre à de nouvelles pertes et à de nouveaux prisonniers anglais ou américains.
Entre-temps, les forces de la coalition ont beaucoup avancé. Elles ne sont plus qu'à 100 km de Bagdad. Les alliés veulent d'abord frapper le régime irakien à la tête et s'emparer des puits de pétrole ; elles n'ont pas l'intention d'occuper tout de suite la totalité du pays. La reddition d'un certain nombre de garnisons est probable si Saddam est éliminé.
Il demeure qu'on ne sait toujours pas de quelle manière les Anglo-Américains comptent entrer à Bagdad. Ils pouvaient avancer au-delà de Bassorah et de Nassiriyah, ils ne peuvent pas contourner Bagdad ; et si la règle qu'ils se sont imposée - épargner les civils autant que faire se peut - est appliquée, on voit mal comment ils vont sacrifier leurs propres soldats et un nombre élevé d'Irakiens pour en finir avec Saddam.
Sans doute comptent-ils sur la multiplicité des fronts pour démoraliser les forces irakiennes : la poussée en provenance du Sud va s'intensifier à la fin de la semaine ; il y a par ailleurs une poussée des forces spéciales par l'Ouest ; et il y aura enfin, sans doute à partir d'aujourd'hui, une poussée américano-kurde par le Nord.
En finir ?
Cette triple offensive ne résout pas pour autant le problème posé par Bagdad. Elle le résout d'autant moins que le Pentagone semble s'en tenir, pour le moment, à un effet psychologique que rien ne confirme. Il ne saurait exclure que les Irakiens se battent jusqu'au dernier, ce qui ferait des milliers de morts dans les deux camps, avec une colère mondiale qui augmenterait encore, des soulèvements possibles dans les pays arabo-musulmans et la déstabilisation généralisée d'une région qu'on est allé pacifier.
L'autre choix, c'est d'en finir par la force pure. Ce choix n'est pas du tout impossible parce que, si les Américains ont un peu de lucidité, ils savent que le mal est fait et que personne ne leur accorde le moindre crédit pour les bombardements ciblés et pour le contournement des grandes villes, interprétés par l'opinion arabe comme des formes d'impuissance.
Dans ce chaos, la France peut tirer quelque satisfaction d'avoir « eu raison » jusqu'à présent. Elle poursuit ses critiques contre la guerre, mais elle doit faire attention à ne pas entrer en collision avec Washington qui, très isolé et très irrité, risque de faire le choix de la plus extrême brutalité.
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