De notre envoyé spécial
En apparence, la vie quotidienne au service « A étage » du centre héliomarin, à Berck-sur-mer (Pas-de-Calais), a repris son cours habituel et affairé, avec son incessant trafic de patients en fauteuils, ou sur leurs lits roulants, transférés de leurs chambres aux diverses unités de soins (kiné, ergothérapie, salles de loisirs). Signes des événements qui ont tant retenti dans les médias, des gerbes de fleurs blanches sont disposées le long des couloirs. « Elles ont été livrées après la messe de mercredi », précise une secrétaire qui n'en dira pas plus. « L'émotion est trop vive », lâche-t-elle.
« Nous nous sommes réunis avec l'ensemble des membres de l'équipe, explique le Dr Pascal Rigaux, le médecin chef de ce service de 38 lits de rééducation, et nous sommes tombés d'accord sur la nécessité de réunir dans quelques jours une cellule psychologique de soutien. Après ce qu'on vient de vivre, le simple dialogue entre nous ne suffit pas. »
« L'équipe est en souffrance », confirme l 'infirmière-chef, Renée-Anne Guillemotto. Grande, le visage énergique, les yeux brillants, elle estime qu'« il va nous falloir beaucoup de temps pour faire le deuil de Vincent. On est un peu détruit quelque part... Ce matin, deux aides-soignantes ont fait des crises de larme. »
La surveillante évite de regarder les émissions télévisées sur le sujet. On y demande leur avis à n'importe qui, estime-t-elle.
Dans son entourage, elle a « du mal à regarder les gens en face », par crainte des jugements à l'emporte-pièce : « Les gens ont tous adhéré à la présentation des médias sans bien comprendre nos problèmes et notre travail. Alors on est tous en rébellion contre certaines choses qui sont dites. On se demande jusqu'où ils vont aller. »
Courriers anonymes
Les journalistes sont toujours dans la ville, mais ils assiègent le commissariat où sont auditionnés les médecins et les soignants et le service de réanimation où est mort Vincent Humbert.
Sur le bureau du Dr Rigaux, les courriers anonymes s'entassent. « On me traite de SS. Au téléphone, les gens nous insultent et nous disent que toutes les mères de France nous haïssent. »
La direction du centre a décidé d'interdire l'accès à tous les journalistes (« le Quotidien » a bénéficié d'une autorisation exceptionnelle).
Pour se protéger, le chef de service a dû renoncer à se rendre à l'église pour l'enterrement. Le lendemain, les policiers lui ont fait quitter le commissariat par une porte dérobée pour échapper à la mêlée des objectifs, à sa sortie d'interrogatoire. « Je n'allais quand même pas me couvrir la tête d'une veste, comme un criminel », commente-t-il.
Depuis dix jours, les patients aussi réagissent. « Surtout les familles, qui nous en parlent », dit Renée-Anne Guillemotto.
« Deux locked-in syndromes m'ont interrogé ce matin, rapporte le Dr Rigaux ; ils redoutent une loi qui pourrait mener à leur élimination. J'ai tout fait pour les rassurer. Je ne sais pas si j'y suis parvenu. »
A 43 ans, dont douze passés ici, le spécialiste de rééducation fonctionnelle et de médecine physique, visage creusé, yeux bleus brillants de fatigue, assure que des patients comme Vincent, il n'en a jamais connu. « En fait, il n'était pas du tout médullaire, c'était plutôt un double hémiplégique après traumatisme crânien. Il présentait un tableau proche d'un locked-in syndrome. On a été dans l'incapacité de faire le bilan complet en raison de l'importance de ses troubles sensoriels, mais il semble que, malgré une certaine intégrité dans ses capacités intellectuelles, il présentait, comme souvent avec les traumas crâniens, une rigidité de pensée qui l'empêchait de changer d'idée. »
Un projet de vie
Somme toute, son immobilité n'était pas que physique. Ainsi pour sa demande de mort. Il semblait « emmuré » dans son choix.
En mars dernier, à l'initiative d'une équipe de l'hôpital Cochin, un séminaire clinique d'éthique s'est réuni autour de son cas à Paris ; sous la direction du Dr Véronique Fournier, exconseillère de Bernard Kouchner au ministère délégué à la Santé, des médecins, psychiatres, juristes, philosophes ont planché, avec des approches diverses. Ils se sont même rendus à Berck pour étudier toutes les données.
« En conclusion, rapporte le Dr Rigaux, la majorité des experts s'est prononcée pour la poursuite d'une proposition de projet de vie à Vincent. Une minorité a préconisé que, si, au terme de plusieurs années dans cette voie, il persistait dans sa demande de mort, on envisagerait alors, et alors seulement, d'étudier une modification de la législation pour satisfaire sa demande. »
Des hypothèques financières pesaient, car le véhicule impliqué dans l'accident dont Vincent Humbert avait été victime, n'a pu être identifié. Mais l'Elysée les a levées : à la suite du courrier adressé par Vincent, le président a décidé de dégager les moyens financiers nécessaires à son retour à la maison. Mais rien n'y a fait, Vincent ne voulait pas entendre parler d'une nouvelle vie à l'extérieur, chez lui, avec une aide permanente.
Autre initiative prise dans l'entourage de Jacques Chirac, l'envoi à Berck d'un psychiatre de Sainte-Anne pour proposer une assistance à Vincent et à sa mère. Là encore, la tentative a tourné court.
« Dès son admission dans le service, se souvient le Dr Rigaux, on avait proposé à Vincent l'aide d'une psychologue clinicienne, mais il ne l'a vue qu'à trois reprises avant de refuser ses visites. »
« Toutes nos tentatives de transformer le projet de mort de Vincent en projet de vie se sont, une à une, heurtées à un mur, constate le chef de service. Il passait toutes ses journées enfermé dans sa chambre, avec la visite, quasiment unique, tous les après-midis de sa mère. Jamais il ne sortait, sauf pour être transporté à la kiné ou à l'ergothérapie. »
« Une fois seulement, se souvient Renée-Anne Guillemotto, en mai dernier, il a fini par me dire oui, à force d'insistance, à la proposition d'aller se promener sur la digue. Je lui expliquais qu'au moins il allait sentir la brise de mer souffler sur son visage. Mais le lendemain, au moment de partir, il avait changé d'avis. »
Pas de sorties, pas de soulagement psychiatrique ou psychologique, pas de rapport avec les autres patients, aucun projet de vie et une symbiose fusionnelle avec celle qui lui a donné la vie et dont il disait attendre qu'elle lui donne la mort, et qui était présente tous les après-midis à ses côtés : ainsi s'est écoulée l'existence de Vincent Humbert au service A d'héliomarin. Aucun autre lien personnel. Un huis clos.
Une position unanime
« Les membres de l'équipe comprenaient la décision de mort sans cesse réitérée par Vincent, résume le Dr Rigaux ; on le lui disait, mais on ajoutait qu'on ne pouvait pas l'aider, car la loi nous l'interdit. Et surtout parce qu'en conscience on ne voulait pas participer à un processus actif de mort. C'était la position unanime du service, médecins et soignants. Moi, je n'ai pas fait médecine et cette spécialité pour en arriver à ça. »
A la fin, ces dernières semaines, ces derniers jours, la médiatisation galopante a fini par faire baisser les bras à l'équipe. Tous ses efforts paraissaient avoir été mis en échec. Le plan média était tellement énorme et bien orchestré que les médecins ont eu très vite « l'intime conviction » qu'un mouvement militant très expérimenté dirigeait de l'extérieur les opérations. « Mais on a baissé les bras. »
Face à la perspective inéluctable du passage à l'acte, le parquet a alors été saisi. Apparemment, il n'a pas donné suite.
Au final, avec l'échéance du troisième anniversaire de l'accident et la sortie du livre, chacun ressentait l'imminence d'une tentative. C'est alors que Vincent, le lundi 22 septembre, a exprimé son intention d'aller passer le samedi suivant dans le petit logement maternel. L'équipe s'est réunie et tout le monde a pensé que c'était dans le but de franchir le pas à l'extérieur de l'hôpital, pour épargner au personnel les répercussions d'un passage à l'acte dans le site de l'hôpital.
« En fait, nous avons compris plus tard que c'était une fausse piste qui avait été lancée dans l'unique but de tromper notre vigilance. »
Manipulations ?
Au sentiment d'échec thérapeutique et de tristesse qui envahit les membres du service, s'ajoute alors l'impression d'avoir été manipulé et trahi. Et quand la maman de Vincent est libérée le lendemain de l'acte, « nous avons tous ressenti cette mesure comme le désaveu judiciaire de notre travail », confie le chef de service.
L'amertume est mise à son comble par le traitement médiatique des événements. « La phrase de Vincent à sa mère "Tu m'as donné la vie, tu me donneras la mort" est un sophisme qui, dans l'émotion générale, a rallié tout le monde. C'est le règne de la pensée unique. Et tant pis si, en s'alignant comme un seul homme, les télévisions passaient par pertes et profits notre métier, notre compétence, notre vocation et notre liberté, sans jamais se demander si Vincent ou sa maman n'avaient pu être eux-mêmes les victimes d'une instrumentation.
Etaient-ils réellement libres dans leur choix ou victimes de manipulateurs profitant de leurs fragilités respectives ? »
La détresse des soignants en proie à ces interrogations et à la réprobation générale est d'autant plus pesante que, comme dit Renée-Anne Guillemotto, « jusqu'au sein de nos propres familles on n'est pas toujours sûr d'être compris. »
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