LE TEMPS DE LA MEDECINE
A 36 ans, la silhouette élancée, souriant, le regard tranquille derrière des lunettes d'intellectuel, Bruno C. en paraît dix de moins. Dix ans, c'est aussi à peu près la période pendant laquelle sa maladie a sévi. Aujourd'hui, alors qu'il termine un stage d'insertion professionnelle, il regarde ses funestes années 1990 comme « un passage à vide à la fois lent et rapide, une sensation de vide ». Quand il était « dans » son état psychotique, à l'intérieur. Il en est, littéralement, « sorti » : à l'extérieur. Tout en vivant avec. La pathologie est toujours là, mais, explique-t-il, « j'ai pris du recul par rapport à elle, je suis en dehors d'elle, je me reconstruis ».
Au départ, deux événements concomitants ont précipité la catastrophe. Jusqu'alors, raconte-t-il, « je vivais ce qu'on appelle une dépression cachée. En famille, à côté de mes deux frères et de mes deux surs, je me faisais l'effet d'être le vilain petit canard. Au lycée - je préparais une formation de BEP en électronique option électromécanique - je commençais à avoir une attitude hors normes. Quand on regarde mes photos de l'époque, cheveux longs, allure un peu baba cool, je donnais l'impression d'être drogué. Rien à voir avec mon look actuel (cheveux coupés courts, rasé de frais), sourit-il. Mais je n'ai jamais consommé aucune drogue. En fait, j'avais une tension très basse et sous mon apparence endommagée, j'étais en errance ».
Deux événements donc, coup sur coup, ébranlent l'adolescent chancelant : « D'abord, j'ai été exclu du groupe religieux où mes parents s'étaient énormément investis et dont j'avais moi-même toujours suivi les activités, les Témoins de Jéhovah. Ça m'a sonné. Je me suis senti abandonné. »
A peu près au même moment, Marion, la jeune fille qu'il avait rencontrée, s'en va. « Je suis entré dans une solitude avancée », lâche-t-il simplement. C'est la première crise. Puis la première hospitalisation, à la demande d'un tiers, HDT, selon l'expression administrative, au centre spécialisé de Soisy-sur-Seine (Essonne).
« Je l'ai très mal vécue, dit-il. Chez les Témoins de Jéhovah, on m'avait beaucoup parlé du diable. J'avais l'impression que le diable et les forces du mal me possédaient, s'étaient emparés de moi. Je croyais qu'autour de moi, tout le monde m'en voulait. Le traitement de l'époque n'arrangeait rien, tout au contraire. Les piqûres d'Haldol produisaient des effets secondaires que je n'identifiais pas comme tels, ils étaient pour moi la continuité de la psychose. »
D'autres crises suivront, d'autres hospitalisations, cinq ou six, Bruno C. n'est plus très sûr du nombre exact, jusqu'en 1998.
Ces années 1990 seront encore marquées par plusieurs épisodes de violence, avec des pulsions de mort et des tentatives de suicide. De sa voix claire et posée, au timbre mélodieux, qui rappelle son île, la Guadeloupe, Bruno C. évoque aujourd'hui ce passé noir comme s'il s'agissait d'une autre vie.
La famille C. vit à l'époque dans une résidence coquette du 13e arrondissement et lui a trouvé au rez-de-chaussée de l'immeuble un studio où il vit encore, à présent avec un bail à son nom. Ses parents sont toujours là, qu'il va voir plusieurs fois par semaine.
Entre les hospitalisations, c'est la période des petits boulots. « Dans le genre, j'ai tout fait, dit-il : TUC, CES, RMI. Saisie informatique au service inscriptions d'une université, surveillant dans un lycée professionnel ou dans une école maternelle, encadrement d'enfants (cantine, sieste, récréation), préposé à La Poste » (où ses parents sont fonctionnaires). Egalement des CDD dans des grandes surfaces. Il est manutentionnaire, réceptionniste, caissier, employé de cafétéria.
En 1995, il présente une demande à la COTOREP (Commission technique de reclassement et d'orientation professionnelle) et décroche le statut d'adulte handicapé, avec le bénéfice de l'allocation. « Ça m'a permis de souffler un peu financièrement. »
Mais malgré les efforts du psychiatre qui le suit depuis la première crise, son horizon psychique reste toujours aussi chargé : « Tout était en noir dans ma vie. Les petits boulots ajoutaient encore à mon stress. Je ne sortais plus de ma solitude. »
La vie retrouvée
Le Dr B., le psychiatre qui le suit et décide des hospitalisations quand ça va trop mal, n'était pas, juge-t-il aujourd'hui, « en osmose » avec lui : « Il interprétait ma situation en fonction des connaissances qu'on lui avait enseignées. Et pas selon les observations qu'il pouvait faire chez moi. »
Les psychologues n'ont pas plus de succès que lui.
Dans ce tunnel où il s'enfonce hors du temps et de lui-même, jusqu'à la sensation de « toucher le fond », à la fois abandonné et en conflit avec la terre entière, la lumière a fini par jaillir d'un coup, en 1998, lors d'une énième hospitalisation : « Ce qui m'a sauvé, estime Bruno C., c'est un nouveau médicament, le Zyprexa*. Du jour au lendemain, c'en était fini des rechutes et des effets secondaires. De la prise de cette molécule date le début de ma reconstruction.
Le Dr B., alors, commence à me regarder dans mes failles et mes faiblesses. Il m'aide à reposer les pieds sur terre. Avec beaucoup de délicatesse et d'intelligence, il me recadre, il me sort de ma bulle. »
Cinq ans se sont écoulés depuis. Le temps et la vie retrouvée, peu à peu. Une psychothérapie, avec le Dr B., des associations d'insertion socio-culturelles, des réseaux pour renouer avec le monde professionnel. Des contacts retrouvés avec ses parents. Avec ses frères et surs : « Ils m'ont entouré, épaulé, encouragé. Ils sont toujours là. » Dans son studio, Bruno C. désigne le canapé, les tables, les menus bibelots : « Ce sont eux, mes frères, qui m'ont tout offert. La chaîne hi-fi aussi. J'ai redécouvert la musique. » Sur sa platine, des CD de rock, pop, dance, jazz et musique classique. Il va au cinéma, discute cordialement avec ses voisins d'immeuble. Il recommence à lire : la Bible (édition des Témoins de Jéhovah), la philosophie, avec en ce moment le « Petit Traité des grandes vertus », d'André Comte-Sponville. Il participe à des débats philo, fréquente assidûment le réseau 14e des Echanges réciproques de savoir, où il propose des mises à niveau sur le créole et la philo. Autour de lui, il renoue avec des amis que son agressivité avait fini par éloigner.
Bref, « en cinq ans, j'ai retrouvé, l'estime de moi, le besoin de m'intégrer, un bon rapport au temps, avec des journées bien organisées », dit-il en feuilletant son agenda scolaire, aux pages garnies de rendez-vous : coiffeur, ophtalmo, réunions d'associations, cinéma, courses à la FNAC.
Tous les midis, il déjeune dans un restaurant administratif. Le soir, quand il ne dîne pas chez ses parents, il fait ses courses et cuisine ses repas. La solitude ? Il pense qu'il la vit mieux. Le sommeil ? Il dort bien.
Aujourd'hui, Bruno C. a « envie de mordre la vie à pleines dents ».
Seuils de résistance psychologique
Bien sûr, l'étape suivante, c'est l'insertion professionnelle, quitte à y perdre son allocation et son statut d'adulte handicapé. « Je ne veux plus travailler dans l'électronique, ce n'est pas pour moi, estime-t-il , trop stressant. Les petits boulots, surveillants ou autres, je ne veux pas et je ne peux pas faire ça toute ma vie. »
Après un bilan de compétences, il suit actuellement un stage de mise à niveau pour décrocher un contrat d'employé administratif. « On teste mes seuils de résistance physique, intellectuelle et psychologique, dans un club APRIM où je suis mis en situation... »
Il lui semble que c'est là que réside son point de faiblesse : dans une hypersensibilité à son environnement : « Je suis obligé de faire très attention aux autres. Il me faut trouver une entreprise où les rapports humains soient sains, équilibrés et équilibrants. »
Bruno C. se veut malgré tout confiant dans le travail de longue haleine qu'il accomplit sur lui-même. « J'ai vraiment la sensation que ça portera des fruits. A la différence de beaucoup de gens qui ont un parcours de type linéaire, j'ai dû passer par des étapes délicates avant de m'en sortir. »
Dans son chemin vers la stabilisation, il a pu s'appuyer sur des amis qui n'ont « pas toujours rigolé » avec son caractère. « J'ai souvent été agressif à leur égard, admet-il. Heureusement juste sur le plan verbal, jamais physiquement. »
D'autres aides sont venues du milieu associatif, de tous ces réseaux où les gens se dépensent énormément. Des énergies et des compétences qui le rendent optimiste pour l'avenir, avec dans la voix des accents presque lyriques pour dire sa reconnaissance aux structures sociales qui l'ont assisté.
Pense-t-il à fonder un foyer ? « Le travail d'abord, répond-t-il. Après, si je trouve une femme à qui je plais... »
Aujourd'hui, tel qu'il est, Bruno C. dit qu'il se sent bien. « Je reviens de loin. Le canard boiteux, c'est fini. Je suis devenu un cygne », lance-t-il avec un rire joyeux..
Non pas « handicapé », mais « vivant avec un handicap ». Attentif à son traitement. « Plusieurs fois, j'ai voulu l'interrompre et à chaque fois, les mauvaises idées sont revenues. Peut-être me faudra-t-il le suivre à vie. »
Reste le regard des autres. « Le handicap fait peur. Surtout la maladie mentale. Les gens pensent que les malades mentaux manquent de maîtrise sur le réel et qu'ils sont dangereux pour la société. S'ils portent atteinte à leur propre vie, ils ne trouvent pas ça vraiment grave. Leur inquiétude, c'est qu'ils puissent attenter à la vie d'autrui... Pour beaucoup, on n'est pas "normal". »
Et lui qui se montre si fier de raconter son histoire, comme un témoignage positif, la démonstration qu'on peut s'en sortir, il admet qu'il a quand même jugé préférable ne pas en parler avec certains de ses propres amis.
* Olanzapine.
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