E N ce 10 mai 2001, on célèbre le vingtième anniversaire de l'arrivée de la gauche au pouvoir. On ne pouvait y échapper dès lors que la presse y consacre beaucoup de temps ou d'espace. Qu'on s'en souvienne avec ressentiment ou admiration, François Mitterrand ne laisse personne indifférent. Il s'est presque hissé au niveau historique de De Gaulle, moins par la qualité de ses actes que par sa longévité politique dont une maladie douloureuse ne l'a pas écarté.
Encensé par une partie de l'opinion, honni par l'autre, tenu à distance par le nouveau pouvoir socialiste qu'incarne Lionel Jospin, Mitterrand est encore partout en France, à la télévision, qui diffuse par morceaux une longue interview prise par Jean-Pierre Elkabbach pour l'histoire, et dans les journaux, qui continuent de s'interroger sur le passé du président défunt, sur ses rapports avec Vichy et la collaboration, sur ses convictions enveloppées dans un épais brouillard, sur sa gestion à partir de 1981.
Un cynisme bien partagé
Les socialistes ont porté Mitterrand à leur tête et il s'est transformé, du jour au lendemain, en successeur de Jaurès, après avoir côtoyé le régime de Vichy, reçu René Bousquet chez lui à diverses reprises, participé en tant que ministre à la bataille contre le FLN. Plusieurs Mitterrand se sont succédé qui, tous, provenaient de lui, de ses étranges ambiguïtés, de ses convictions qui recouvraient l'ensemble du spectre des couleurs idéologiques. Oui, il n'a conçu l'union de la gauche que pour mieux affaiblir le Parti communiste. Oui, il s'est servi de l'extrême droite contre la droite. Et dans les deux cas, il a été efficace.
Mais il n'y avait pas chez lui que du calcul : Mitterrand comprenait tout le monde, de la droite à la gauche, et même de l'extrême droite à l'extrême gauche, peut-être parce qu'il avait été, au cours de sa vie, un peu de tous ces gens-là. Bref, si on veut qu'il ait été cynique, il l'était dans la mesure où les moyens de parvenir au pouvoir lui importaient moins que d'y parvenir. Mais, de ce point de vue, il n'était pas trop différent du reste de la classe politique, à cette nuance près que, dans l'art de conquérir la présidence et d'y rester, il est passé maître.
Les témoignages se multipliant, on en vient à tempérer le jugement, ou plutôt les jugements qu'il a inspirés au fil des ans. On a été scandalisé par ses relations avec Bousquet. Dans l'interview d'Elkabbach, il s'en explique fort bien : Bousquet avait fait l'objet d'un non-lieu, après être passé devant un tribunal d'une extrême sévérité. François Mitterrand devait-il lui tenir rigueur d'un passé qui n'avait pas choqué des juges enclins à punir avec toute la férocité que leur conféraient leurs pouvoirs ?
L'ancien président s'intéressait moins à ce que les gens avaient fait qu'à ce qu'ils étaient. Il devait y avoir un minimum de séduction chez Bousquet qui a attiré l'ancien évadé des stalags allemands, lequel, pendant les jours les plus noirs de la guerre, a d'abord rejoint Pétain avant de se rallier à de Gaulle. Comme il le dit dans l'entretien diffusé sur France 2, les choses, alors, n'étaient pas simples. Et les voir sous deux couleurs, le noir et le blanc, c'est être manichéen. On peut comprendre que la famille du président disparu ait rougi sous l'accusation d'antisémitisme, qui est fausse et excessive. Il a seulement tâtonné avant de trouver son camp, certes par opportunisme politique, mais il n'était ni le seul à avoir fait ce parcours, ni le plus sali par l'expérience. Il n'a jamais rien fait qui eût porté atteinte à un seul de ses compatriotes, juifs ou résistants.
Les choix désastreux qu'il a évités
Pour les quatorze ans qu'il a passés au pouvoir, on peut dégager deux idées générales : la première est que la gauche a pris le pouvoir parce qu'une majorité populaire attendait d'elle une réforme des murs. Grâce à cette coïncidence entre les aspirations de l'opinion et ce que la gauche représentait, Mitterrand a fait disparaître quelques tabous périmés et accompli un travail de modernisation incontestable. La deuxième idée est que, sur le plan économique et social, il aurait pu faire des choix désastreux : en 1983, quand les coffres de la France étaient vides, quand la gauche venait de perdre les municipales, que Jean-Pierre Chevènement pressait le chef de l'Etat de sortir le franc du serpent monétaire européen et d'administrer l'économie, Mitterrand a deviné qu'une fuite en avant idéologique faisait courir au pays les risques de l'autarcie et de l'isolement. Il a donc contourné le piège et modéré une politique économique centrée sur les nationalisations et qui étouffait le dynamisme des entreprises.
S'il n'y avait pas eu deux Mitterrand dans la même tête, celui de droite et celui de gauche, il aurait fait un choix dont nous ne nous serions sans doute pas relevés. Il y a des refus qui valent les plans les plus hardis.
Si bien que, depuis Mitterrand, la gauche n'a cessé de se heurter aux frontières de sa propre idéologie. Lionel Jospin lui-même, qui ne se réclame guère de Mitterrand, accepte les privatisations, l'économie de marché, comprend la mondialisation tout en la critiquant : ce n'est pas avec les socialistes qu'aura lieu le grand soir et Robert Hue l'a bien compris.
Bénéficiaire de la cohabitation
C'est pourquoi la stridence des querelles entre la majorité et l'opposition nous paraît anachronique. Il est bien rare qu'un homme de droite reconnaisse comme juste une action de la majorité. Il est bien rare qu'un homme de gauche entende une proposition de l'opposition. Seul Jacques Chirac approuve de temps à autre l'action d'un ministre. Mais il ne s'offre ce luxe que parce que la cohabitation a exacerbé la bataille entre les deux têtes de l'exécutif.
En 1993, Mitterrrand s'abritait derrière une Constitution contre laquelle il avait déployé d'immenses efforts et consacré un livre. Bénéficiaire de la cohabitation, il s'amusait déjà des effets qu'elle aurait ultérieurement, dans une situation où le président est de droite et le Premier ministre de gauche. Il n'a pas exprimé l'ombre d'un regret quand il a certifié à M. Elkabbach que son successeur serait un homme de droite. Il ne croyait pas, au fond, que cela eût beaucoup d'importance, sûrement parce qu'il avait pris la mesure des choses, de la vanité des idéologies dans un monde interdépendant et unipolaire, de la dimension dérisoire des changements et des réformes rapportés au mouvement historique, de la faiblesse, de la vénalité ou même de la lâcheté des hommes chargés d'appliquer une politique : il ne lui restait plus beaucoup de patience et de commisération pour tous ceux qu'il avait successivement hissés au pouvoir, en avaient profité et ne lui étaient pas pour autant d'une fidélité à toute épreuve ; mais il n'éprouvait pas non plus pour les gens de son opposition une animosité telle qu'elle apparût dans ses propos ou dans ses expressions.
Mitterrand, au fond, était extraordinairement indulgent et prompt à pardonner. Il n'a été intraitable que pour ceux qui l'ont poursuivi de leurs pamphlets et de leurs révélations sur son passé, parce qu'ils étaient voués à le détruire. Autrement, il appliquait aux autres le verdict par lequel il se jugeait lui-même : au cours d'une carrière politique, on est appelé à commettre de terribles erreurs, mais une erreur ne rend jamais compte de tout un esprit ni de toute une vie.
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