LE QUOTIDIEN Vous avez pris conscience très tôt de l'impact de l'alimentation sur la santé. Comment expliquer une telle approche de la part d'un grand chef ?
MICHEL GUERARD
Je suis cuisinier avant tout ; mais les hasards de la vie m'ont conduit à exercer mon métier dans une station thermale fréquentée par des personnes désireuses de perdre du poids. Cela a éveillé en moi d'autres intérêts que le seul critère gastronomique, souvent assimilé à cuisine riche. Quitte à devoir maigrir, j'ai pensé qu'il valait mieux le faire dans le plaisir que dans la frustration, responsable de bien des échecs.
Comment s'est fait le choix de votre installation à Eugénie-les-Bains ?
Je vous parlais de hasard, ce fut celui de la rencontre de ma future femme, installée dans le Sud-Ouest. Je l'ai connue alors que je tenais un petit restaurant, Le Pot-au-feu, à Asnières, assez connu des Parisiens. Second coup du sort ou coup de pouce, il se trouve que j'ai été exproprié de cet établissement à cause de la construction d'une autoroute. Or ma fiancée, formée dans une grande école de commerce, dirigeait la station thermale d'Eugénie-les-Bains que son père avait achetée. C'est donc ce double concours de circonstance qui a conduit le Parisien que j'étais dans les Landes. Inutile de vous préciser que je ne regrette rien et que la vie ici est fort agréable.
L'aliment-santé est-il compatible avec l'aliment-plaisir ?
Oui, tout à fait, même si cela oblige à revoir certaines conceptions de la cuisine. Mais cela n'est pas une recherche nouvelle. Dans les livres de cuisine des XVIIe et XVIIIe siècles, on retrouve cette volonté de lier alimentation et santé, même s'il y a loin entre ces vux pieux et la richesse des recettes de l'époque.
Vous êtes donc passé du Pot-au-feu d'Asnières aux Prés d'Eugénie-les-Bains ; cela a-t-il changé votre façon de cuisiner ?
J'ai en effet pris conscience de tous les aspects de l'aliment : le goût, mais aussi ses apports nutritionnels et énergétiques. Le fait de faire ce que j'ai appelé à l'époque « la cuisine minceur » (qui était alors uniquement basée sur la réduction énergétique) m'a obligé à respecter les contraintes de l'hypocalorie, tout en proposant une vraie recette agréable à regarder et à manger.
Cette évolution ne s'est-elle pas faite au détriment de la gastronomie ?
Fort heureusement, je ne le pense pas. On mange bien à Eugénie-les-Bains, quelquefois en parvenant à perdre du poids, mais d'autres fois en prenant quelques kilos.
Je garde deux approches de la gastronomie, dans la même salle à manger : la cuisine gourmande et la cuisine minceur. Dans les deux cas, la recherche du plaisir est essentielle. Cela m'arrive de partir de recettes gourmandes pour élaborer des recettes minceur, et réciproquement.
Ma façon de cuisiner santé a, elle aussi, évolué. J'ai été aidé par les progrès de l'industrie agroalimentaire ; par exemple, les fromages blancs à 0 % de matères grasses sont devenus lisses et veloutés, et permettent d'obtenir d'excellentes sauces très légères.
Plaisir et diversité
Comment un grand chef en vient-il à développer des lignes « minceur » avec l'industrie agroalimentaire ?
Ma rencontre avec Nestlé date de 1976. Cette société m'a contacté, parce qu'elle était intéressée par mon approche de la cuisine minceur. A l'époque, je suis parti pour les Etats-Unis, et y travailler dans une société qui proposait des lignes basses calories et qui venait d'être rachetée par Nestlé. L'expérience était intéressante, bien que la majorité des Américains moyens ait un goût assez différent du nôtre. Ils sont plus attirés par la cuisine chinoise, mexicaine, italienne que par la cuisine française, appréciée seulement par un petit nombre. J'ai néanmoins appris beaucoup et développé avec Nestlé une ligne qui a eu du succès. Après une longue interruption, je vais retravailler avec cet industriel. Ma façon de cuisiner minceur a changé ; je parlerai plutôt aujourd'hui de « cuisine santé », en jouant sur l'équilibre et pas seulement sur le niveau calorique.
Depuis une trentaine d'années, on assiste à une double prise de conscience : d'une part, l'aliment fait partie de notre patrimoine santé, mais d'autre part, il nous paraît dangereux à la suite de crises successives (ESB, dioxine, listéria) ; depuis que vous exercez votre art, comment jugez-vous l'évolution des rapports de l'homme avec son alimentation ?
Même si les consommateurs sont actuellement assez suspicieux vis-à-vis des aliments qu'on leur propose, ils ont par ailleurs accès à un choix et à une qualité jamais égalés. On assiste en effet à une démocratisation de l'aliment. Des produits autrefois réservés à une élite sont aujourd'hui largement disponibles, à un coût raisonnable. C'est une bonne chose, bien qu'on ait peut-être un peu exagéré et que la surproduction ait certains inconvénients. Globalement, on dispose d'une grande variété de produits de qualité. On m'a récemment interrogé sur la façon dont nous mangerons demain.
Je crois sincèrement que la cuisine française restera basée sur le goût et sur son corollaire, le plaisir. Ce serait une erreur de transformer l'aliment en médicament. Même en respectant les règles d'équilibre et en ayant à l'esprit l'importance de préserver la santé, l'alimentation doit rester intimement liée à la notion de plaisir et de bonheur. Nous avons la chance d'être en France, pays de gastronomie et de diversité, gage d'équilibre alimentaire.
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