Hommes de l'art
Vuillard-Vaquez : nabi pour la vie
Les rapports de Vuillard avec le Dr Vaquez et le Dr Viau, chirurgien-dentiste (qui était aussi le dentiste de Proust !), sont connus grâce aux carnets de Vuillard légués à la bibliothèque Mazarine et que Françoise Alexandre, professeur des universités en histoire de l'art et en littérature française du XIXe, a édité pour sa thèse (période 1888-11 novembre 1918).
Né en 1860, Henri Vaquez vient d'être nommé médecin des hôpitaux lorsqu'il commande à Vuillard, en 1895, une série de panneaux décoratifs pour orner la bibliothèque de son appartement du 27, rue du Général-Foy. Ils ont sans doute été présentés l'année précédente par le marchand Bing, amateur de jeunes nabis. A moins que ce ne soit par Félix Vallotton, autre nabi de la première heure, également ami du Dr Viau. Collectionneur, Vaquez veut aménager son intérieur en style nabi. Fils de commerçants en tissu, qui ont réussi dans le marché parisien de la soierie, Vaquez est doté d'un tempérament artistique certain qui le conduit à rechercher la compagnie des artistes. Il aime aussi les voyages : l'Italie, la Grèce, l'Egypte sont ses terres de prédilection.
Les panneaux sont livrés le 30 juin 1896 et c'est le début d'une amitié dont on retrouve la trace dans les fameux carnets. Vaquez commande des portraits à Vuillard et, le cas échéant, le Dr Vaquez traite en ami les problèmes de santé de Vuillard. En 1918, explique Françoise Alexandre, les carnets détaillent au jour le jour les étapes de la réalisation du portrait de Mme Vaquez (2). Le 19 février, le peintre profite de sa présence chez les Vaquez, où il est occupé audit portrait, pour consulter le médecin à propos de son rein. Dans le carnet de Vuillard, préoccupations picturales, soucis de santé, diagnostic et conseil médical s'entremêlent : « Mardi 19 février : matin, retourne après 2e interruption travailler portrait de Mme Vaquez, effet de lumière sur le buffet, tons froids du tapis bleu de la cheminée, coloration du canapé, effet de la lumière plus froide et dessins des moulures ; consultation de Vaquez, influencé par dires de Jos qui lui parle de Vaucresson ; gêne encore dans le rein mais beaucoup mieux d'ensemble ; ne pas trop sortir ; après déjeuner sors, beau temps mais froid (...). »
Une « consultation » toute amicale, on le voit, puisque Vaquez est cardiologue. En mai 1918, la crainte de l'invasion allemande pousse Vaquez à déménager sa collection vers un lieu plus sûr. Vuillard, qui ne manque pas l'occasion pour faire d'ultimes retouches au portrait de Mme Vaquez, selon son habitude, participe à l'opération : « (3 juin 1918) (...) vais déjeuner chez Vaquez, sa mère ; retouches, de loin rictus du visage ; emballons, départ mortuaire (...). Les tableaux ont été emballés à la hâte avec les moyens du bord, dans des draps-linceuls blancs... »
Comprendre la nature humaine
Tandis que Vaquez continue une carrière novatrice dans le domaine de la cardiologie (il est le premier en France à installer un électrocardiographe, dans son service de Saint-Antoine et à faire progresser l'étude des arythmies), Vuillard poursuit son oeuvre. D'autres médecins croiseront sa carrière. Le Pr Gosset, pour qui il réalisera des panneaux décoratifs et des portraits, le Dr Widmer, médecin psychiatre suisse et collectionneur dont il fera le portrait. Même si Vuillard fut souvent malade (il souffrait d'allergie aux pollens, de désordres intestinaux, d'insomnie et ses carnets sont remplis de notations relatant ses bobos, malaises et maladies diverses), « son amitié pour les médecins, suggère Françoise Alexandre, est à lier à sa grande attention à la personne humaine et à ceux qui, comme lui, d'une certaine façon, s'occupent à la comprendre, à lui reconnaître sa dignité ».
Paul Alexandre-Modigliani : l'aventure du Delta
« Le bonheur est un ange au visage grave .» C'est une carte postale adressée par Modigliani à Paul Alexandre en juin 1913 qui a donné son titre à l'exposition qui vient de fermer ses portes au Musée du Luxembourg (3). Le commissaire de l'exposition, Marc Restellini, donne une place essentielle au médecin mécène. Fils d'un pharmacien de la rue des Mathurins puis de la rue de Rome, élevé chez les Jésuites, Paul se familiarise avec l'art dès son plus jeune âge grâce à ses parents, qui l'emmènent régulièrement au Louvre. Echappant à son milieu bourgeois, il fréquente des artistes avec Louis de Saint-Albin, un camarade de classe. Un « cercle d'amis » se forme, dont font partie notamment les sculpteurs Drouard et Brancusi, les peintres Henri Doucet, Albert Gleizes, André Le Fauconnier. On se réunit au 22, rue Visconti et, une fois par semaine, au restaurant Paumier. Paul Alexandre et les frères Saint-Alban jouent les mécènes.
L'auberge de l'ange gardien
En 1907, Paul Alexandre peut enfin réaliser son rêve de communauté artistique en louant 7, rue du Delta, une maison promise à la démolition. « Très rapidement, la maison du Delta est devenue une espèce d'auberge de l'ange gardien, où toutes sortes de types qui ne savaient où loger essayaient de venir », dira Paul Alexandre (cité par Nicolas Alexandre dans « Modigliani inconnu »).
Lui-même consulte dans la clinique qu'il vient d'installer au 62, rue Pigalle. Dermatologue, il pratique aussi la médecine générale pour sa clientèle montmartroise populaire.
C'est vers la fin de 1907 que Doucet lui présente Modigliani, qui vient d'être expulsé de son atelier. Pourquoi ne viendrait-il pas au Delta ?
Paul a 26 ans, son frère Jean, 21, Modigliani, 23. Paul raconte : « Modigliani arrive donc dans ce milieu avec une femme suprêmement élégante, Maud Abrantès, et suivi d'une voiture contenant en particulier "la Juive" (qui sera son premier tableau exposé), ses cahiers de dessins, ses livres et quelques hardes. »
Les relations de Modigliani avec les autres artistes ne seront pas toujours faciles. Du fait de son caractère mais aussi de la relation privilégiée qui le lie très vite à Paul et ne manque pas d'agacer les autres pensionnaires du Delta. Paul installe les oeuvres de Modi sur tous les murs et devient son mécène en fonction de ses moyens. C'est grâce à lui que le peintre expose quatre uvres au Salon des Indépendants de 1909. Avec son frère Jean, il lui achète des tableaux et lui commande des portraits. Sa collection, aujourd'hui dispersée, comprendra jusqu'à 285 tableaux et plus de 400 dessins (qu'il l'empêcha bien souvent de détruire).
L'aventure du Delta prit fin en juillet 1913. Mobilisé, Paul Alexandre ne devait jamais revoir Modigliani.
Il faut noter que le Dr Alexandre ne fut jamais le médecin de Modigliani qui, à cette époque, se croyait définitivement guéri de la tuberculose contractée en Italie quand il avait 16 ans. Et qui l'emportera vingt ans plus tard.
Vincent et le Dr Gachet : brève rencontre
On peut penser ce qu'on veut du Dr Gachet mais, si l'on en croit Maurice Rheims, « s'il n'y avait pas eu Gachet, Van Gogh aurait peut-être cessé de peindre ». Deux mois plus tôt, serait-on tenté d'ajouter. Puisque ce ne fut entre les deux hommes qu'une brève rencontre. En mai 1890, Vincent sort de l'asile de Saint-Rémy où il vient de passer un an et de subir quatre épisodes psychotiques. Son épilepsie (4) a bien été diagnostiquée à l'Hôtel-Dieu d'Arles par l'interne Jean-Félix Rey, qui lui administra avec succès du bromure de potassium. Mais à Saint-Rémy, Vincent ne recevra aucun antiépileptique.
Sollicité par Théo Van Gogh, qui cherche un logement dans la banlieue parisienne pour son frère, Pissaro lui a conseillé de prendre contact avec le Dr Gachet, médecin, qui plus est « spécialiste des maladies nerveuses et des maladies des femmes et des enfants », comme il est écrit sur ses ordonnances, mais surtout grand amateur d'art. Installé depuis 1872 à Auvers-sur-Oise, Paul Gachet, né en 1828 dans une famille aisée de filateurs lillois, a fait ses études de médecine à Paris et à Montpellier. Mais il a aussi une passion pour l'art « frénétique », selon le terme de son fils Paul, et taquine le pinceau et le burin sous le nom de Paul Van Ryssel (de Lille). A Auvers, où plusieurs artistes habitent déjà (Daubigny), il aménage dès son arrivée le grenier de sa maison en atelier de gravure et y accueille Guillaumin, Pissarro et Cézanne. Gachet fréquente aussi Renoir, Monet. Il soigne le modèle de l'un, prête de l'argent à l'autre et c'est ainsi qu'il se met à collectionner les impressionnistes.
Un nouveau frère
Le 20 mai 1890, Van Gogh débarque à Auvers et va loger chez Ravoux, une pension de famille, en face de la mairie. Vincent va d'emblée accorder sa sympathie au Dr Gachet, qui lui apparaît comme assez excentrique avec sa maison encombrée et ses cheveux roux. « J'ai trouvé dans le docteur Gachet un ami tout à fait, et quelque chose comme un nouveau frère, tellement nous nous ressemblons physiquement et moralement aussi. », écrit-il à Théo après sa première visite. Et encore : « Il me paraît certes aussi malade et ahuri que toi et moi, mais il est très médecin et son métier et sa foi le tiennent pourtant. Nous sommes déjà très amis. »
Mais Gachet s'intéresse visiblement plus au travail de Vincent qu'à sa folie. Il passe deux à trois fois par semaine le regarder travailler et l'encourage ; mais il ne le soigne pas. Vincent s'en aperçoit : « Je crois qu'il ne faut aucunement compter sur le docteur Gachet », écrit-il à Théo. Pourtant, ce dimanche 27 juillet 1890, lorsqu'il se tire un coup de revolver au milieu d'un champ de blé, et qu'il se traîne jusqu'à l'auberge Ravoux, c'est le Dr Gachet qu'il fait appeler à son chevet. Celui-ci, après avoir constaté qu'il ne pouvait extraire la balle logée dans la région du coeur, se contente de laver la plaie. Il ne parvient à prévenir Théo que le lendemain et ne repasse même pas voir son patient, qui meurt le 29 juillet à une heure du matin. Cette attitude pour le moins curieuse fut sévèrement jugée par certains. Toujours est-il que Gachet et son fils, peintre et graveur se prénommant également Paul, restèrent hantés par Van Gogh et son souvenir. Après la mort de son père en 1909, le fils entretint la figure d'un médecin ami des peintres. Veillant jalousement sur la collection de son père, il en interdit toute photographie. Puis fit des donations successives en 1949, 1951 et 1954. En 1999, toute la collection a eu les honneurs du Grand Palais (« le Quotidien » du 28 janvier 1999). La maison du Dr Gachet, acquise en 1996 par le conseil général du Val-d'Oise, ouvre le 30 mars au public, à l'occasion du 150e anniversaire de la mort de Van Gogh, son plus célèbre fantôme.
(1) Une scénographie permet d'y évoquer tous les fantômes des peintres qui y passèrent. Ouvert tous les jours sauf le lundi de 10 h à 18 h. Entrée 4 euros. Renseignements et réservations au 01.30.36.60.60.
(2) Ce portrait fait aujourd'hui partie des collections du musée d'Orsay. Il est en dépôt au musée des Beaux-Arts de Strasbourg.
(3) L'exposition doit aller à Milan. On peut se procurer le catalogue « Modigliani, l'ange au visage grave », Skira/Seuil, 430 p., à la boutique du musée.
(4) On sait aujourd'hui qu'il s'agissait vraisemblablement d'une épilepsie partielle secondaire.
Le médecin « ami » des peintres
A partir du milieu du XIXe siècle, l'art, qui était soumis à des règles et s'inscrivait dans une formation spécifique et un parcours social, connaît une rupture. L'artiste n'a plus de statut social défini et se trouve exclu de la société industrielle.
Dès lors, il a besoin d'être reconnu par des amateurs d'art qui l'encouragent à poursuivre son uvre et d'être soutenu financièrement par les collectionneurs et les marchands qui lui achètent des toiles.
L'amitié de ces personnes est comme le levain nécessaire à la création.
Les médecins qui, à cette époque, ne sont pas encore devenus des professionnels de santé sont souvent dotés d'une grande culture et de moyens.
Quand ceux-ci sont limités, les hommes de l'art prodiguent leur amitié et leurs soins, en échange desquels ils acceptent volontiers un dessin ou une peinture qu'ils savent apprécier, même quand ceux-ci n'ont pas encore de « valeur »*.
L'échange entre le peintre et le médecin est toujours dans les deux sens. Et c'est à son(ses) peintre(s) que le médecin doit le plus souvent d'avoir gardé un nom pour la postérité.
D'ailleurs, quand le peintre fait le portrait du médecin, c'est bien ce dernier qui devient « son patient ».
* Ce ne fut pas le cas des six toiles offertes au Dr Rey, d'Arles, par Van Gogh. Elles passèrent onze ans dans un grenier avant d'être vendues 350 francs à un marchand parisien. Le portrait du Dr Rey partit à Moscou en 1908.
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