A peine élaborée, la réforme de la médecine du travail semble aujourd'hui complètement bloquée. Le ministère du Travail vient d'annuler in extremis une réunion des partenaires sociaux qui était consacrée à cette réforme et devait se tenir aujourd'hui même au sein d'une commission permanente du Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels.
Et pourtant, cette réforme est déjà programmée depuis cinq ans. Annoncée dès 1998, elle a pris forme grâce à un accord du 13 septembre 2000 signé par le patronat (Medef et CGPME), les syndicats CFDT, CFTC et CFE-CGC, dans le cadre du vaste chantier de la « refondation sociale ». Les mesures qui nécessitaient des dispositifs législatifs ont été reprises dans la loi du 17 janvier 2002 de modernisation sociale : pluridisciplinarité des services de santé au travail, renforcement de l'indépendance des médecins du travail, possibilité de régulariser et de reconvertir des médecins généralistes pour remédier à la pénurie actuelle de médecins du travail.
Or, vingt mois après la promulgation de cette loi, la réforme se fait toujours attendre. Certes, le ministère a fait paraître le 26 juin dernier un décret important pour la transformation du système de médecine du travail en services de « santé au travail ». Ce décret porte en effet sur la « pluridisciplinarité » de ces services, qui peuvent désormais recourir aux compétences de divers « intervenants en prévention des risques professionnels » (experts ou organismes spécialisés), conformément aux recommandations d'une directive européenne de 1989.
Un décret menacé
Mais ce décret fait déjà l'objet d'un double recours en annulation au Conseil d'Etat. Le Syndicat national professionnel des médecins du travail (SNPMT), premier syndicat de cette spécialité, a été le premier à dégainer contre ce décret en juillet. « C'est le socle de la réforme de la médecine du travail, explique le Dr Lionel Doré, secrétaire général du SNPMT. Il ne nous convient pas car il ne garantit pas l'indépendance des intervenants en prévention des risques professionnels. » A la fin d'août, la CFE-CGC (confédération à laquelle est affilié le SGMT, deuxième syndicat des médecins du travail) a déposé à son tour un recours contre ce texte au Conseil d'Etat pour « excès de pouvoir ». Le service juridique de la CFE-CGC estime que le décret sur la pluridisciplinarité « viole » la loi du 17 janvier 2002 de modernisation sociale qu'il est pourtant censé appliquer, dans la mesure où il ne « prévoit rien sur l'indépendance, la déontologie et la protection » des experts en santé au travail vis-à-vis des employeurs.
Coup de théâtre pendant l'été
En outre, au début de l'été, le ministère du Travail pensait mettre la dernière main au projet de décret qui doit achever la mise en place des nouveaux services de santé au travail. Mais, patatras ! Les deux réunions organisées pour finaliser la rédaction du texte ont révélé en fait un profond désaccord entre les partenaires sociaux sur le nouveau mode de calcul du temps médical.
Trois confédérations syndicales (CFE-CGC, CFTC et CGT) et le SNPMT ont approuvé la formule simplificatrice retenue par le ministère dans sa copie (1). « Ce mode de calcul maintient dans des proportions acceptables l'effectif de salariés en charge des médecins du travail au niveau du temps réglementaire actuel », ont écrit ces syndicats au ministre François Fillon. La CFDT, elle, s'est montrée plus critique. Cette confédération a calculé que le ratio du ministère conduit les médecins du travail passés aux 35 heures à surveiller en moyenne « 2 493 salariés », sur la base de 20 % de surveillances médicales renforcées. « Cette valeur ne colle pas à la réalité actuelle, sauf pour les services autonomes » (qui dépendent d'une seule entreprise), fait remarquer la CFDT. Compte tenu de la démographie des médecins du travail (environ 6 000 spécialistes en équivalent plein-temps), la CFDT estime qu'il faudrait plutôt tabler sur un chiffre « autour de 2 700 » salariés surveillés par praticien.
Les fédérations patronales jugent de même inapplicable la formule de calcul du temps médical élaborée par le ministère du Travail. Avec cette formule, « entre 2,1 et 2,9 millions de personnes ne seraient plus vues du tout par un médecin du travail », dénonce Gabriel Paillereau, délégué général du CISME (2).
L'ensemble des confédérations syndicales a, en revanche, unanimenent rejeté la contre-proposition patronale qui consiste à instaurer un effectif forfaitaire de salariés surveillés, évalué « entre 3 500 et 3 800 » pour chaque médecin du travail. Le CISME justifie l'augmentation du nombre d'effectifs surveillés par la nouvelle périodicité de la visite médicale obligatoire pour les salariés non exposés (24 mois, au lieu de 12) et par la démographie des spécialistes concernés. « Il faudrait 1 500 médecins du travail en plus à plein temps, explique le délégué général du CISME. Comme dans les dix ans à venir, la moitié d'entre eux seront partis à la retraite, les médecins du travail sont condamnés à être de moins en moins nombreux », conclut Gabriel Paillereau.
De moins en moins nombreux ?
Mais, du côté syndical, on ne l'entend pas de cette oreille. Les confédérations et le SNPMT contestent le principe d'effectif forfaitaire du patronat, notamment parce qu'il ne tient pas compte des risques professionnels encourus. De façon générale, plusieurs organisations craignent que la place du médecin se réduise comme une peau de chagrin au sein des nouveaux services de santé au travail. La CFE-CGC, la CFTC, la CGT et le SNPMT ont signifié à François Fillon que la réduction du nombre d'examens médicaux systématiques « doit être compensée par un renforcement de l'activité sur le lieu de travail ». Or, soulignent-elles, « l'augmentation des effectifs en charge par médecin anéantirait tout espoir d'évolution dans ce sens (...) Il y a besoin de temps pour traiter les problématiques du stress, du harcèlement moral, des cancers professionnels, des allergies professionnelles, des troubles musculo-squelettiques, de la précarité... ».
Le délégué général du CISME parle de « désinformation » et assure que la proposition patronale, dans le contexte de la réforme, permettra de « développer le tiers-temps » des médecins du travail, c'est-à-dire leur action en milieu de travail. Toutefois, Gabriel Paillereau « n'est pas sûr » que le gouvernement reprenne la proposition du CISME en l'état, étant donné « l'opposition de principe des organisations syndicales » et le « souci du ministère d'aboutir à une solution sinon consensuelle, du moins non conflictuelle ».
Quoi qu'il en soit, voilà le gouvernement bien embarrassé par le dernier rebondissement de la réforme qui n'en finit pas d'être repoussée.
Un report, qui, tout compte fait, ne déplaît pas au SNPMT qui aspire à une remise à plat de ce qu'il considère comme un « authentique chantier de santé publique ». Dans une lettre ouverte, le syndicat redoute qu'on sonne « le glas de la part médicale de la prévention en santé au travail » et appelle donc les praticiens de la spécialité à se mobiliser pour « stopper les dérives proposées ».
(1) La formule du ministère prévoit une heure de temps médical par mois pour 18 salariés (qu'ils soient employés ou ouvriers) et maintient une heure par mois pour 10 salariés placés sous surveillance médicale renforcée (SMR) en raison des risques encourus.
(2) Le CISME regroupe environ 350 services interentreprises de santé au travail qui surveillent au total plus de 13 millions de salariés.
Les médecins libéraux en renfort
Dans la loi de janvier 2002, la réforme de la médecine du travail est assortie de deux mesures d'urgence : la régularisation sous conditions de médecins non spécialistes employés illégalement par des services de médecine du travail (décret du 7 août 2002) et la reconversion de médecins généralistes après une formation spécifique et indemnisée de deux ans. Le décret qui doit préciser les modalités du dispositif de reconversion (temporaire pour cinq ans) devrait paraître bientôt. Selon le CISME, l'organisation de cette formation indemnisée pose « des problèmes pratiques » et le dispositif devrait permettre de recruter « seulement quelques centaines de médecins »
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