L’HÉMATOLOGIE a fait en France des progrès considérables depuis ce jour du 2 octobre 1947 où Jean Bernard et Marcel Bessis décident de traiter par exanguino-transfusion (changement total du sang) le petit Michel, alors âgé de 5 ans, qui souffre d’une leucémie aiguë. Après deux transfusions réalisées à quelques jours d’intervalle, l’examen clinique se normalise et les cellules leucémiques disparaissent. Les résultats présentés à l’Académie nationale de médecine, puis à la Société médicale des hôpitaux de Paris, sont reçus avec scepticisme : s’il y a rémission, c’est qu’il ne s’agit pas d’une leucémie. Selon le dogme qui prévaut à l’époque, les leucémies sont des maladies irrémédiables et irréversibles. Le petit Michel rechuta deux mois plus tard, ce qui faisait de l’intention généreuse une démarche cruelle : «Nous les tuons deux fois», dira d’ailleurs un collègue américain.
Mais le Pr Jean Bernard n’en reste pas là. «L’idée de m’occuper de problèmes résolus ne m’intéressait pas et je pensais que la leucémie aiguë était un domaine très important de la médecine, d’autant qu’elle frappait davantage d’enfants que d’adultes. Il ne m’intéressait pas de donner quelques mois de sursis à un vieillard alors que l’idée de la mort d’un enfant entre 3 et 7ans m’était insupportable», écrira-t-il plus tard.
Vers les rémissions complètes.
L’alliance de la médecine et de la recherche au service du malade, tel est son credo. C’est ainsi qu’il permet à l’école d’hématologie française qu’il crée à l’hôpital Saint-Louis (Paris) de rayonner en France et dans le monde. Le 17 octobre, six mois exactement après son décès survenu à son domicile parisien, l’Académie nationale de médecine a accueilli quelques-uns de ses nombreux élèves, venus retracer les grandes lignes de son oeuvre médicale. Le Pr Gérard Schaison, qui a rappelé l’histoire du petit Michel, a aussi montré l’évolution du traitement des leucémies. Alors que, entre 1940 et 1960, les rémissions complètes sont rares et brèves, l’introduction à l’hôpital Saint-Louis de nouveaux traitements et l’utilisation de la méthode dite des réintroductions rendent possible des rémissions de plus en plus longues. Le premier médicament détruisant les cellules leucémiques a été découvert à Boston en 1948. Peu à peu, l’équipe de Jean Bernard met au point des protocoles nationaux et elle est la première à y inclure des facteurs pronostiques. La survie sans rechute a atteint les 54 % en 1983, 74 % en 1993 et 82 % en 2000. La leucémie aiguë lymphoblastique (LAL) de lignée B, la plus commune, guérit dans 96 % des cas. «Si la guérison médicale est presque réglée, souligne le Pr Schaison, si la guérison psychologique est le plus souvent habituelle grâce à l’aide de psychologues introduits dans les services d’hématologie par Jean Bernard, la guérison sociale a encore des progrès à faire.»
Jean Bernard n’était pas un chercheur en tant que tel, mais il a très vite compris la nécessité d’une collaboration entre scientifiques. C’est ainsi qu’il permet au Pr Eliane Gluckmann, qui fut l’élève de Jean Dausset et de Don Thomas (Seattle), tous les deux prix Nobel, de développer à l’hôpital Saint-Louis le programme de greffe de moelle osseuse dès 1973. «Les premiers temps ont été difficiles car les échecs étaient fréquents et le scepticisme de mes collègues était grand. Le PrJean Bernard a toujours été d’un soutien sans faille, il était toujours à l’écoute de façon bienveillante sans autoritarisme», témoigne-t-elle aujourd’hui. «Il savait lever les doutes et stimuler l’enthousiasme de l’équipe soignante», poursuit-elle. Pendant de nombreuses années, l’activité de greffe à l’hôpital Saint-Louis le place au premier rang en Europe et dans le monde. Les patients traités sont atteints de leucémie et en aplasie médullaire. La greffe des patients atteints de maladie de Fanconi grâce à un donneur membre de la fratrie, HLA identique, permet de passer d’une survie à 10 % à une guérison à 90 %. Le premier succès d’une greffe de sang de cordon est d’ailleurs obtenu chez un enfant touché par cette maladie. Les progrès sont nombreux : progrès dans le typage HLA, qui permet de mieux sélectionner les donneurs non familiaux ; découverte de l’activité antileucémique des lymphocytes du greffon ; sélection des donneurs de sang de cordon ombilical non HLA identiques pour les greffes chez l’adulte comme chez l’enfant. «Plus de la moitié des patients, toutes indications confondues, sont devenus des survivants à long terme. Aujourd’hui, selon les indications, l’espérance de vie varie entre 90 et 30%», explique la spécialiste. Alors que, avant 1980, seulement 25 % des patients pouvaient bénéficier d’une greffe parce qu’ils avaient un donneur familial, «maintenant tout patient présentant une indication de greffe peut trouver un donneur», conclut-elle.
L’hôpital Saint-Louis fut le centre de l’hématologie pendant toutes ces années. Jean Bernard y créa un grand institut de recherches sur les leucémies et les maladies de sang, le centre Hayem, où se côtoyaient des fondamentalistes (biochimistes et biophysiciens) et des cliniciens chercheurs. La médecine nucléaire, notamment pour le traitement de la maladie de Hodgkin, y joua un grand rôle. L’influence de cette école se répandit rapidement en France, mais aussi dans le monde, comme sont venus en témoigner les Prs Yves Carcassonne (Marseille), Jean-Louis Michaux (Belgique), Dimitri Loukopoulos (Grèce) ou John Goldman (Angleterre).
Le mépris de la mort.
Clinicien au service des patients, le Pr Jean Bernard laisse son nom à une nouvelle maladie décrite pour la première fois, avec Jean-Pierre Soulier, chez un jeune nourrisson de l’Orne (une dystrophie thrombocytaire hémorragipare congénitale). Celle-ci sert encore de modèle d’étude privilégié pour la connaissance de la physiologie de l’hémostase.
Cet animateur hors pair des équipes de recherche est aussi reconnu pour son humanisme : il sera le premier président du Comité consultatif national d’éthique créé en février 1983. Jean-Pierre Changeux, qui fut son successeur, a évoqué ce rôle lors de l’hommage que lui a rendu l’Institut de France. Jacques-Louis Binet, secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine, qui fut son externe, son interne et son chef de clinique, souligne que, parmi les nombreuses casquettes de l’éminent hématologue, celles de membre de l’Académie des sciences, rappelé par Jean Dausset, et celle de membre de l’Académie française (Jacqueline de Romilly) lui étaient chères. Longtemps, Jean Bernard a hésité entre l’écriture et la médecine. Il publiera une quarantaine d’ouvrages. «Homme discret qui parlait très peu de lui, ce qui le caractérisait le plus à la fin de sa vie, c’est son mépris total de la mort», assure le Pr Binet. Il aimait d’ailleurs comparer les humains devant la mort «à un foetus dans le ventre de sa mère ignorant de ce que la vie lui révélerait».
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