DE NOTRE CORRESPONDANT
SI L’ALCOOL est un objet paradoxal, comme l’a montré Philippe Lecorps, psychologue, un autre élément a semblé paradoxal aux participants aux états généraux de l’alcool : la présence du directeur général de l’association Entreprise et prévention. L’association regroupe les principaux producteurs d’alcool en France. Pour le représentant des alcooliers, Alexis Capitant, les membres de son groupe «sont tout à fait légitimes pour parler de leur produit et expliquer comment il faut l’utiliser». Le discours est habile et tourne autour de l’idée que «l’alcool n’est pas un fléau; son abus, oui». A partir de ce postulat, il faut, selon l’association, lutter contre «les consommations inappropriées et à risque»: les grossesses, la conduite automobile... Mais pas touche aux consommateurs modérés, «90% des Français», selon lui. Parmi les consommateurs modérés, les jeunes représentent une cible privilégiée pour les fabricants d’alcool. Alors, là encore, il faut «relativiser»:«Les jeunes Français boivent plutôt moins que leurs homologues européens. Le vrai problème, c’est qu’ils se tuent sur la route. Sur ce point, il faut agir.»
S’il a du mal à passer l’épreuve des faits – les jeunes Bretons de 17 ans font un usage régulier plus important que la moyenne fraçaise et plongent dans des ivresses régulières 2,4 fois plus souvent qu’au niveau national –, le discours n’étonne plus Karine Gallopel-Morvan, maître de conférences à l’Institut de gestion de Rennes-I, qui travaille sur les méthodes de marketing utilisées par les alcooliers et les fabricants de tabac. «Les jeunes et les femmes sont aujourd’hui des cibles pertinentes pour les producteurs, car ce sont des catégories de la population sous-utilisatrices, explique-t-elle. Mais les producteurs doivent améliorer leur image, se positionner sur les questions d’éthique, participer aux états généraux pour montrer leur volonté d’agir et de dialoguer. C’est pourquoi Kronenbourg, par exemple, avait un projet de convention avec des écoles de conduite, qui n’a pas vu le jour. Heineken et Budweiser ont mené une campagne de publicité autour de la notion de responsabilité. Dans le même temps, ils continuent de vendre dans de nombreux endroits leurs produits alcoolisés moins chers que les boissons non alcoolisées. Ils organisent des “happy hours” et font des ristournes aux bureaux des élèves sur les campus pour être présents dans les soirées étudiantes…»
Face à un marché très concurrentiel, des consommateurs vieillissants, des produits en perte de vitesse, des messages de prévention en augmentation, les industriels ripostent tous azimuts. En mettant, par exemple, sur le marché les prémix (boissons très sucrées contenant de l’alcool), selon une étude menée en 2005 par la Mutuelle des étudiants, ils atteignent bien leur cible, à savoir les jeunes et les femmes. Ou les vins plus fruités pour plaire aux femmes et même une boisson alcoolisée du nom d’un rouge à lèvres avec, pour tout achat de plusieurs unités, un abonnement à une revue féminine.
Pour Karine Gallopel-Morvan, les actions habituelles de prévention ne sont plus adaptées. «On se focalise souvent sur les plus jeunes, on organise donc des séances de sensibilisation dès l’école. Elles ont un impact à très court terme, comme le montrent des études réalisées sur le tabac. Mais quand ils arrivent au collège, au lycée, ils sont noyés dans cet univers de marketing qui les sollicite. Il faut trouver d’autres biais. Les avertissements sanitaires, ça marche. Les publicités choc aussi, qui permettent d’attirer l’attention des jeunes dans leur environnement très encombré. Mais, pour ça, il faut connaître les techniques du marketing marchand pour mieux agir.» Des études américaines ont montré qu’une action de prévention mise en oeuvre selon les mêmes concepts et outils que ceux qu’utilisent les industriels peut annuler quatre actions de promotion. Mais il faut d’abord la volonté politique. Pas facile en France où, selon Karine Gallopel-Morvan, «le lobby des alcooliers est très puissant». L’installation en septembre dernier du Conseil de modération et de prévention (« le Quotidien » du 7 juin) en est une illustration, avec la présence à parts égales, théoriquement, des représentants des professionnels de la prévention et de ceux des entreprises et des organisations professionnelles. Le conseil ne comptera pas les présidents des principales associations de prévention en alcoologie et en addictologie, ces derniers ayant décliné toute proposition en juin parce que «sa composition ne garantit pas l’impartialité requise».
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