@Q1:LE QUOTIDIEN
A la lecture de votre dernier livre intitulé « Nous ne nous sommes pas dit au revoir » (1), le monde de la santé ne semble pas correctement préparé à répondre aux besoins spécifiques des personnes très âgées.
MARIE DE HENNEZEL
Oui, je crois qu'effectivement, les soignants, jeunes ou moins jeunes, ne sont pas du tout à l'abri des projections. Il y a une notion extérieure de ce qui est digne, qui ne prend finalement pas en compte la manière dont la personne vit les choses.
Le sentiment de dignité varie d'un individu à l'autre. Il est aussi tout à fait lié à l'histoire de la personne, à la manière aussi dont elle a constitué son propre amour de soi. Certaines personnes sont très fragiles sur le plan narcissique, d'autres beaucoup moins.
Notre comportement les uns par rapport aux autres joue un rôle, bien que certains voudraient présenter le sentiment de dignité comme une entité tout à fait extérieure au tissu social. Je n'y crois pas du tout car, dans le service de soins palliatifs où j'ai travaillé, j'ai vu trop de personnes changer dans leur perception d'elles-mêmes, dès lors qu'on s'adressait à elles d'une façon différente. Lorsqu'on demande aux personnes âgées ce qui compte le plus pour elles, elles vous répondent : « la considération ». Or cela manque dans certaines institutions. On le voit par des petits détails, comme le simple fait de tutoyer d'emblée ou d'appeler quelqu'un familièrement « Papy » ou « Mamie », au lieu de s'adresser à la personne par son nom. L'infantilisation des personnes âgées constitue un manque de considération.
Il y a toujours une ambivalence
@Q2:Faut-il changer les mentalités chez les soignants ?
Les soignants qui travaillent en gériatrie ont une tâche difficile et souffrent d'une non-reconnaissance du travail effectué. Dans le monde d'aujourd'hui, s'asseoir au lit d'un vieillard, essayer de mieux le connaître et de comprendre ce qui pourrait mettre un peu de vitalité dans sa journée, ce n'est pas du tout valorisé comme la technique, la « réa »...
En revanche, dans les services de cancérologie ou de pneumologie, par exemple, où il faut combattre la maladie et avoir une efficacité technique, les médecins ne sont souvent pas du tout formés à changer d'attitude quand la technique, finalement, n'est plus d'aucun secours.
Je crois qu'il y a une grande réflexion à faire sur l'opportunité de traiter les personnes très âgées dont on sait très bien que, depuis des mois, elles attendent la mort. Lorsque ces personnes ont un accident de santé, elles sont transférées dans un service, en réanimation ou autre, mais on ne réfléchit pas assez à ce qu'il faut faire, à ce qui est vraiment adapté dans ces cas-là. Je comprends alors les personnes âgées qui disent : « Je n'ai pas envie de terminer ma vie comme ça, attaché dans un service de réanimation. »
Une personne qui, pendant des mois, attend la mort et l'appelle, a peut-être besoin d'entendre quelqu'un lui dire simplement : « Mais au fond, c'est vrai, vous avez peut-être maintenant le droit de vous laisser aller et de mourir. » A ce moment-là, on entend souvent le discours : « Je ne suis pas encore tout à fait prêt(e). » En effet, il existe toujours une ambivalence, parce qu'on a encore des choses à vivre ou des proches à qui l'on n'a pas dit au revoir. Il y a toujours un appel au dialogue, finalement.
Que le désir de mourir occupe la pensée des personnes très âgées, c'est normal. Mais ce désir-là, souvent, ne peut être ni dit ni entendu, comme si la seule évocation de la mort n'était pas acceptable.
Il faut parler et dire que la permission de mourir est tout à fait légitime. L'échange avec d'autres est ce qui manque le plus dans les institutions pour personnes âgées, où pourtant celles-ci sont bien là dans la dernière trajectoire de leur vie. Parler de la mort est tellement tabou. Je crois que la solitude des personnes âgées est en grande partie liée à cela.
Déficit de communication
@Q2:Pour autant, dans votre dernier livre, vous dénoncez aussi la mort anticipée par l'entourage et/ou les soignants par facilité.
Effectivement, il ne faut pas non plus basculer dans l'autre piège qui consiste à accélérer les choses. C'est ce que j'appelle « la mort volée ». Quand les soignants entendent la plainte et ne savent pas comment décoder la demande, quand le dialogue n'est pas possible, la tentation est grande de prendre à la lettre cette plainte et, comme on dit, d'« aider à mourir ». Le dialogue, c'est exigeant en termes de disponibilité et de formation. La plupart des médecins ne savent pas communiquer avec les patients.
Quand un patient dit « j'en ai assez, finissons-en, faites quelque chose », répondre par un acte d'euthanasie revient à fuir et à refuser le dialogue. Bien sûr, il existe toujours un pourcentage de personnes - 5 à 10 % - qui maintiennent cette demande, même avec dialogue. Mais dans 95 % des cas, cette plainte est un appel au dialogue, une ultime tentative de communication.
Un médecin qui aura peur de s'asseoir, de parler, de s'engager dans ce dialogue, aura le sentiment que répondre à cette demande d'euthanasie est la seule façon d'aider.
@Q1:Vous semblez déplorer les relents de paternalisme du corps médical.
Même si le médecin, par sa profession et son engagement, a pour mission de reculer le plus possible les limites de la mort, il y a un moment où il se trouve, comme tout le monde, face à celle-ci. Il devrait savoir partager cela avec son patient, en lui disant : « Moi aussi, j'ai atteint ma limite, je suis démuni. Voilà ce que je peux faire. Je ne peux pas aller au-delà. Je comprends votre angoisse. » Je ne connais pas de patient qui ne soit pas touché quand un médecin ose montrer qu'il n'est pas tout-puissant. A ce moment-là, cela crée une rencontre beaucoup plus humaine. Ce n'est pas un abandon du patient, au contraire. Un médecin peut alors s'engager à utiliser tous les moyens à sa disposition pour soulager son patient et à organiser les choses à sa demande pour qu'il ne soit pas seul.
Euthanasie déguisée
@Q2:Pensez-vous que les soins palliatifs ne pourront que se développer à l'avenir ?
Il y a en tout cas une volonté politique de par la loi [la loi de 1999, qui organise la prise en charge des personnes en fin de vie, NDLR]. Dans la réalité, il est vrai que c'est exigeant. Il peut y avoir des dangers. Les soins palliatifs peuvent se développer sous leur aspect technique, comme le soulagement de la douleur. Mais s'ils ne se développent pas parallèlement sur le plan humain, par un travail d'équipe et la communication à l'intérieur de celle-ci sur une réflexion éthique autour des décisions difficiles, on pourra dériver très vite vers une euthanasie déguisée.
En fait, sans réflexion d'équipe accompagnée d'une évaluation constante de la situation de chaque patient, on donnera à quelqu'un de douloureux et d'angoissé des antalgiques et des sédatifs qui entraîneront la mort. On appellera alors cette technique déguisée d'euthanasie « soins palliatifs » en raison des protocoles utilisés. C'est un des pièges possibles et cela se fait déjà d'ailleurs dans certains services.
Or, dans les vrais services de soins palliatifs, on recourt à ces protocoles, non pas de façon systématique, mais au terme d'une évaluation, d'une réflexion commune, au bout de plusieurs semaines pendant lesquelles on a recherché une solution alternative, généralement avec l'aide d'un psychiatre et d'une psychologue. On ne fait jamais de véritables soins palliatifs seul.
@Q1:Le mouvement actuel en faveur d'une légalisation de l'euthanasie est-il de mauvaise augure pour les soins palliatifs ?
J'ai peur qu'on ne soit plus stimulé à se donner du mal pour trouver une solution alternative quand on pourra légalement mettre fin à la vie de quelqu'un. L'effort de créativité qui existe aujourd'hui dans les services de soins palliatifs risque fort de se perdre en cas de dépénalisation de l'euthanasie.
(1) « Nous ne nous sommes pas dit au revoir », éditions Robert Laffont, 2000. 314 p, 129 F.
Les vertus du papy-boom
Dans un livre intitulé « Vive le papy-boom » (Editions Odile Jacob), Robert Rochefort porte un regard résolument optimiste sur la société qui nous attend, où les « seniors » seront surreprésentés. En 2020, plus de 1 milliard de personnes dans le monde auront plus de 60 ans, contre 550 millions en 1996. En France, la démographie aboutit à la même tendance.
Pas de quoi paniquer, selon le directeur général du Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (CREDOC), qui invite le lecteur à exorciser ses peurs face au vieillissement : « Une personne de 70 ans jouit d'un état de santé, d'une autonomie, d'une capacité de s'épanouir probablement identiques au potentiel que l'on avait à 60 ans, il y a une quarantaine d'années. Et il n'est pas utopique de penser qu'en 2040 ceux qui atteindront 80 ans seront dans l'état de "jeunesse" relative des personnes âgées de 70 ans aujourd'hui ».
Pour l'auteur, il n'y a donc pas de « vieillissement sociétal », mais tout simplement une « translation des âges ». Il en résulte un changement chronologique majeur : les générations cohabitent beaucoup plus longtemps ensemble. De moins en moins, elles se succèdent purement et simplement comme dans le passé. « La société des trente prochaines années ne sera pas celle du papy-boom, mais celle des rapports intergénérationnels », en déduit Robert Rochefort, qui y voit une chance, à condition de s'y adapter.
« A une telle échéance de temps, écrit-il, la solidarité ne peut pas signifier l'assistance ou la dépendance trop lontemps d'une génération à l'égard d'une autre », comme c'est le cas aujourd'hui. Pour se préparer à cette évolution, le directeur du CREDOC invite à prendre rapidement des décisions politiques, notamment en favorisant l'épargne individuelle complémentaire pour la retraite, l'organisation des emplois de services, ou encore en créant une structure permanente de réflexion sur le vieillissement, qui s'inspirerait des exemples à l'étranger.
De plus en plus vieux, forcément
Selon les projections démographiques de l'INSEE à l'horizon 2050, la population de la France métropolitaine continuera de vieillir, quels que soient les scénarios retenus. En 2050, en fonction des variantes sur la fécondité, la part des personnes âgées de plus de 60 ans dans la population totale serait comprise entre 32,1 % et 38,7 %.
Dans l'hypothèse d'un maintien des tendances démographiques constatées au cours des périodes récentes (indice de fécondité autour de 1,8 enfant par femme, baisse constante de la mortalité), 22,4 millions d'habitants seront âgés de plus de 60 ans en 2050, soit 85 % de plus qu'en 2000. Il y aura trois fois plus de personnes âgées de plus de 75 ans et quatre fois plus de personnes de plus de 85 ans ; ils seront respectivement 11,6 et 4,8 millions, contre 4,2 et 1,2 million en 2000.
Le vieillissement sera très marqué jusqu'en 2035, puis s'atténuera sensiblement en raison de l'arrivée à des âges élevés de générations moins nombreuses et de l'accroissement du nombre de décès des premiers enfants du baby-boom de l'après-guerre.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature