Le 13 novembre, le pétrolier « Prestige », chargé de 77 000 tonnes de fioul, en avarie au large des côtes de Galice (Espagne) entre la Corogne et le cap Finisterre, demandait une évacuation d'urgence de son équipage. Ainsi a commencé ce nouvel acte d'assassinat de la nature (« le Quotidien « du 23 novembre).
C'est la troisième grande marée noire vécue par la Galice, après celles de l'« Urquiola » (1976) et de l'« Aegean Sea » (1992). C'est aussi la troisième marée noire au fioul lourd dans les eaux européennes en moins de quatre ans, après celles de l'« Erika » (France, 1999) et du « Baltic Carrier » (Danemark, 2001).
Dans un premier temps, les autorités espagnoles ont multiplié les erreurs dans la gestion de la crise. Elles ont remorqué le « Prestige » vers l'ouest puis vers le sud, jusqu'à son naufrage, intervenu le 19 novembre, à 270 km des côtes, par 3 500 mètres de fond. Ce faisant, elles ont entraîné, selon les spécialistes en géologie marine et océanographie physique, l'extension de l'effet nocif de la marée noire, la position du lieu du naufrage ayant rendu probable son aggravation dans le temps à cause de l'arrivée de vagues successives de fioul sur la côte galicienne. Dix jours se sont ensuite écoulés avant que le gros de la flotte ibérique de nettoyage ne commence à coordonner les travaux de dépollution, laissant les confréries de pêche locales se battre seules, sans moyens techniques ni instruments de prévision.
Avions et chalutiers
Dans le même temps, les Français redoublaient de précautions. Alors que les traces de pollution n'apparaissaient qu'à plus de 250 km des côtes françaises, le préfet maritime de l'Atlantique déclenchait mardi dernier le volet maritime du plan Polmar (Polmar mer). Ce plan d'urgence spécialisé permet de mobiliser les moyens des administrations publiques et de réquisitionner les moyens maritimes privés. Il s'est donc agi de traiter « aussi loin que possible » de nos côtes les pollutions observées par les avions Polmar, Falcon 50, patrouilleur Stern des douanes et de la Marine nationale, sans aucune raison de penser que le péril était « immédiat ou imminent ».
Dans la foulée, deux chalutiers de Saint-Jean-de-Luz appareillaient afin de procéder à un premier test de ramassage des hydrocarbures au moyen d'un chalut antipollution.
Quatre autres paires de chalutiers de la côte basque, également réquisitionnés, les rejoignaient le lendemain.
Faisant référence, sans le nommer, au précédent de l'« Erika », le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, rappelait que, « dans le passé, de telles catastrophes ont pris les gouvernements par surprise.Je ne souhaite pasque (mon) gouvernement soit sur ce sujet surpris par les événements. » De fait, ajoutait le Premier ministre, « quand on veut, on met les moyens nécessaires [...] Nous avons à la fois une mobilisation environnementale et scientifique et une mobilisation financière. »
Un comité interministériel a été constitué, piloté par la ministre de l'Ecologie, Roselyne Bachelot. Venue se rendre compte le 26 novembre des ravages causés par le « Prestige » au littoral galicien, elle était dimanche dans le golfe de Gascogne pour s'assurer du bon ordre des troupes.
Depuis une semaine, la mobilisation est donc générale, sur la mer et à terre : l'état-major de crise formé à Bordeaux a multiplié les sessions d'information et de coordination avec les services techniques (armée, sapeurs-pompiers, services maritimes, services sanitaires, pouvoirs locaux). Le mini-sous-marin « Nautile » filme le fioul qui s'écoule de la carcasse du « Prestige » ; huit chalutiers pélagiques navigant par paire pour remorquer des chaluts antipollution faits de filets spéciaux, doublés de tissu filtrant, distants de 100 à 200 mètres, récupèrent le pétrole. Un bâtiment de la marine nationale, l'« Élan », venu de Cherbourg avec un matériel de pompage adapté, assure la mise en uvre et le stockage des chaluts de récupération, assisté de deux bâtiments de soutien de haute mer (BSHM), l'« Ailette » et l'« Alcyon ».
Les sites pétroliers de Pauillac et d'Ambes sont préparés à accueillir jusqu'à 10 000 mètres cubes de pétrole, alors que le conseil général de Gironde entame un état des lieux préventif dans les espaces naturels et les sites portuaires du département, dans l'éventualité d'une pollution.
Expertises toxicologiques
Dans le même temps, un bâtiment de la Marine nationale a prélevé des échantillons du fioul échappé de l'épave du pétrolier, aux fins d'expertises chimiques et toxicologiques, lesquelles ont été confiées au Centre de documentation, de recherche et d'expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux (CEDRE) ainsi qu'au Centre antipoison de Rennes (voir ci-dessous).
A terre, amateurs et professionnels sont à pied d'uvre. Forts des résultats d'analyses, les DDASS, sous la conduite de la direction générale de la Santé, veillent à la protection sanitaire des personnes susceptibles d'être exposées au fioul, au premier rang desquelles les volontaires accourus à la rescousse. L'Agence française de sécurité sanitaire des aliments a lancé une expertise sur les risques nutritionnels selon les seuils de doses admissibles d'hydrocarbures contenues dans les coquillages, seuils qui avaient fait l'objet d'une dernière actualisation, il y a deux ans, à l'occasion du naufrage de l'« Erika ».
A l'Institut de veille sanitaire, aucune étude épidémiologique particulière n'est ordonnée, compte tenu du trop grand échantillon qu'elle requerrait, eu égard au niveau jugé « extrêmement faible » de risque cancérigène ; l'accent est mis sur la nécessité du strict encadrement des volontaires et de la pédagogie sanitaire à dispenser aux régiments de volontaires.
Pour ramasser en sécurité
A la direction générale de la Santé comme à l'Institut de veille sanitaire ou au CEDRE, tout le monde est d'accord pour rappeler les règles de sécurité indispensables qui doivent être respectées par les ramasseurs de fioul, bénévoles comme professionnels.
Tout intervenant doit être doté d'un équipement individuel de protection : combinaison imperméable, cirés, bottes et gants. Ceux-ci doivent être, bien sûr, résistants aux hydrocarbures pour la durée de travail prévue et du ruban adhésif doit même être utilisé pour éviter toute intrusion de pétrole.
Des zones distinctes d'habillage et de déshabillage doivent être prévues.
Evidemment, fumer ou s'alimenter est strictement interdit.
Du matériel de décontamination de la peau doit être tenu à disposition : huile de table pour dissoudre les hydrocarbures, eau et savon. Les solvants (type white spirit) sont à proscrire.
Lorsque, pour des opérations spécialisées, des appareils de lavage haute pression sont employés, des protections respiratoires et oculaires sont requises, du fait de la volatilisation des hydrocarbures, qui crée un brouillard pouvant être inhalé puis dégluti.
Les ramasseurs d'oiseaux mazoutés sont souvent peu protégés, alors même qu'ils risquent d'être griffés par les volatiles. Souvent lors du nettoyage, ils sont au contact prolongé avec le fioul, dans une ambiance chaude qui favorise la volatilisation. Le port des gants est de toute manière indispensable et le CEDRE insiste sur la nécessité d'un tri des oiseaux, comme on le fait dans les situations de catastrophes humaines : les efforts doivent être consacrés aux survivants possibles ou probables et non aux morituri.
« Le ramassage n'est pas une promenade de santé, insiste le Dr Baert ; aux médecins de décourager des volontaires qui souffriraient de pathologies respiratoires, cardiaques, hépatiques ou d'affections cutanées au niveau des membres supérieurs. Les femmes enceintes doivent être également refusées. »
Une réflexion sur un encadrement médical des intervenants est en cours, indique-t-on au CEDRE.
Risques sanitaires : surtout les irritations cutanées
Le produit pétrolier répandu par le « Prestige » est un fioul lourd classé en deuxième catégorie, tout comme celui qui s'est échappé de l'« Erika » en 1999. Plus visqueux, il serait plus contaminant, contiendrait une moindre fraction aromatique, mais serait plus riche en dibenzothiophènes. Son caractère cancérogène serait extrêmement faible, les irritations cutanées représentant sa principale dangerosité.
Pour l'« Erika », Total avait fourni aux experts de l'Institut français du pétrole (IFP) un échantillon du fioul transporté. S'agissant du « Prestige », il était évidemment exclu de s'en remettre aux « voyous » (selon le mot de Jacques Chirac) affrétant le bâtiment. C'est donc un « Ailette », qui a récupéré en mer, le 19 novembre, un échantillon.
Le Centre de documentation, de recherche et d'expérimentation sur les pollutions accidentelles des eaux (CEDRE) a tout d'abord effectué l'analyse chimique. Elle confirme les données établies par les Espagnols : le produit répandu par le « Prestige » est un fioul lourd appartenant à la deuxième catégorie (destinée à la combustion industrielle et à l'alimentation des navires à propulsion Diesel), un fioul dit de soute, avec une teneur maximale en soufre de 4 %. Après plusieurs jours (entre cinq et sept) en mer, sa teneur en eau est de 45 %, formant alors une émulsion qui se volatilise peu (moins de 5 % d'évaporation) et ne se dissout que modérément dans l'eau. Sa forte viscosité, supérieure à celle de l'« Erika », le rend moins compact et, par conséquent, plus contaminant, car s'étalant plus facilement sur le littoral.
Les analyses font apparaître une fraction aromatique moins forte que celle du fioul de l'« Erika ». En revanche, il est plus riche en dibenzothiophènes (D, D1, D2, D3).
La peau et les yeux
Une première analyse toxicologique a été réalisée par le Dr Alain Baert, spécialiste des accidents au centre anti-poison de Rennes, qui avait déjà été missionné pour l'« Erika », à la demande de la DRASS, et qui fut le seul médecin entendu par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale ; dans sa discussion sur les risques liés au ramassage, il écarte l'inhalation, compte tenu de la température peu élevée et d'un vent moyen ; la voie digestive ne lui semble pas davantage devoir être retenue, la faible disponibilité du produit limitant ses risques d'accumulation dans les fruits de mer. C'est donc la voie cutanée qui est la plus à craindre, ainsi que la voie muqueuse, notamment oculaire, par suite de projection accidentelle.
Sur un plan toxicocinétique, indique le Dr Baer, « selon les études effectuées chez les rongeurs, les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) , une fois absorbés par la peau, gagnent l'ensemble de l'organisme, se distribuant principalement au niveau des organes riches en graisses et aux poumons. Au plan toxicodynamique, ces HAP sont des irritants de la peau ».
Des effets cancérogènes doivent-ils être, en outre, redoutés ? Selon le Dr Philippe Quénel, responsable du département santé environnement à l'Institut de veille sanitaire (InVS), ils sont « extrêmement faibles » : « On estime, explique-t-il au "Quotidien", que, si on suivait pendant trente ans une population de 4 000 ramasseurs de fioul, on diagnostiquerait moins d'un cas de carcinome cutanée, précisément 0,2. »
Certes, signale le Dr Baer, « des études ont montré que de nombreux HAP ont des potentialités carcinogènes, mais à des doses relativement élevées. Le niveau d'exposition est déterminant, en dehors de la toxicité intrinsèque du produit, et c'est donc là qu'interviennent les mesures de précaution dont doivent s'entourer les bénévoles ».
Il faut, quoi qu'il en soit, s'attendre à de nouvelles polémiques, comme celles qui avaient eu lieu en 2000, lors de la marée noire del' «'Erika », nonobstant les efforts des experts pour expliquer que le risque résultant d'une dose d'HAP reçue par la peau est négligeable pour les personnes qui ont travaillé sur les chantiers de dépollution (« le Quotidien » du 10 mars 2000). Mais il est vrai, note le Dr Baer, qu' « il n'existe chez l'homme pratiquement aucune donnée sur le caractère cancérogène des HAP pris isolément ».
L'InVS ne prévoit pas de lancer de nouvelles investigations ; le Dr Quénel rappelle que l'enquête menée par questionnaires auprès de 1 500 ramasseurs de l'« Erika » avait relevé dans la moitié des cas des troubles cliniques. Par ordre décroissant, il s'agissait de douleurs lombaires, de céphalées et de lésions cutanées.
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