Idées
L'humanité ne s'est jamais contentée de vivre du nécessaire et de sublimes discours. Mieux, l'histoire du luxe donne aussi son sens, et Gilles Lipovetsky l'ancre dans l'univers magico-religieux du primitif. Dépenses et ostentation caractérisent beaucoup de ces sociétés. On peut évoquer la pratique de la kula en Mélanésie étudiée par Malinowski : les indigènes des îles Trobriand effectuent de longs voyages pour offrir des bijoux aux habitants d'îles lointaines. On connaît aussi la coutume du potlatch où deux tribus s'offrent alternativement des fêtes somptueuses, concluent des mariages, avec une surenchère du don.
Conçue sous le signe même de l'excès, la fête comme fait social, telle que l'a étudiée Roger Caillois (1) est une explosion improductive : ivresse, baffreries, orgies nient une explication de l'homme par la stricte nécessité. Le désir ne se définit pas toujours par le manque, il est créateur de rêverie.
Tel est bien le luxe, une fête des sens, une négation du seul besoin, un rêve : « Sans luxe public, les villes manquent d'art, suintent de laideur et de monotonie », écrit l'auteur. Reste que cette histoire est jusqu'au XIXe siècle celle d'arrogants monarques se faisant construire des palais ou de seigneurs florentins qui, à la Renaissance, passent commande à un peintre ou à un bijoutier talentueux. Le luxe offre l'image d'un élitisme munificent et de l'offense faite aux gueux.
Curieusement, dans cette histoire, c'est la haute couture qui, vers le milieu du XIXe, va marquer un tournant. Le grand couturier devient un « nom » auquel est associé le prestige d'une « maison ». Mais tout en œuvrant dans la série limitée, la haute couture ouvre aussi la voie des techniques industrielles de fabrication : l'œuvre d'art va se faire sérielle. Au risque de s'y perdre ?
Précisément, le luxe n'existe pas sans les enjeux sociaux qu'il détermine.
Une revendication
Hier encore, le luxe faisait vieux, un mélange de poussière et de morgue recouvrait les croisières, les grands bals, les lambris dorés, les vins fins. Vieux ou... nouveaux riches qui, du luxe, n'avaient gardé que le doré kitsch. L'idée-force du livre de Lipovetsky est qu'il y a aujourd'hui une revendication de luxe dans nos sociétés démocratiques. Elle renvoie d'une part à l'exigence individualiste de style de vie original : n'ai-je pas droit au meilleur, au haut de gamme pour sculpter ma vision du monde ? Tel le petit postier du film de Jean-Jacques Beineix « Diva », qui s'offre une prodigieuse chaîne hi-fi, le citoyen est prêt à la dépense somptuaire, il « le vaut bien ».
D'autre part, l'exigence de luxe s'accorde bien avec le culte d'un retour aux vieilles valeurs, au vintage, à l'authentique. C'est ici que surgit le phénomène des marques : acheter Chanel, Louis Vuitton, Puiforcat ou Chateau-Petrus, c'est s'assurer à la fois d'une jouissance sensorielle et se reposer sur une référence absolue et quelque peu maternante.
Au passage, Lipovetsky critique Bourdieu (2), qui voit essentiellement dans le luxe le signe de la domination sociale, à travers des comportements snobs et m'as-tu vu. Pour l'auteur, le luxe relève plutôt de la dégustation solitaire de l'homme de goût qui hume lentement un grand bordeaux en le faisant tournoyer.
Mais s'agit-il encore de luxe ? Le luxe ne se dégrade-t-il pas souvent en demi-luxe (sans parler de la copie) ? Une économie de l'offre aux happy few s'efface devant la logique marketing de la demande des... unhappy many. Une contradiction bien analysée dans le second essai de ce livre par Elyette Roux (3) : Tom Ford n'est pas Saint-Laurent.
Au-delà de l'économie, le créateur de cet essai, très philosophe en fait, discerne un lien profond du luxe avec le Temps. Les grandes marques sont des garanties d'Eternité, indémodables, immuables. Elles renvoient au temps des origines, des mythes, même si la vulgarité des époques les fait ployer sous l'agitation du « trendy » ou du « out ». Comme le dit l'auteur, grand lecteur de Mircea Eliade (4), « considéré sous ce jour, le luxe apparaît comme ce qui perpétue une forme de pensée mythique au cœur même des cultures marchandes désacralisées ».
Gallimard, coll. le Débat, 200 pages, 15 euros.
(1) « L'Homme et le sacré », Gallimard 1939.
(2) « La Distinction », Ed. de Minuit, 1979.
(3) Professeur à l'ESSEC et à l'Institut d'administration des entreprises d'Aix-en-Provence.
(4) « Aspects du mythe », Gallimard, 1963.
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