C'est en 1516 que l'avocat anglais Thomas More publie « Utopia », un livre écrit en latin qui sera traduit en français dès 1517. Il y brosse le tableau d'une cité idéale pouvant assurer à chacun égalité, justice et bonheur. De Platon à la « cité de Dieu » de saint-Augustin, la réflexion n'est pas nouvelle, mais en faisant se télescoper fiction et politique, More crée un genre à partir d'un mot.
Or le mot lui-même enferme sa propre problématique : Utopia est en fait une île, île rêvée comme dans la chanson de Jacques Brel, n'existant pas car le préfixe U désignerait la négation. Mais ce U peut aussi se lire comme un « eu »-phorique et l'utopie désignerait alors le lieu du bonheur. On retrouve justement dans les écrits utopistes ce double aspect : affirmer que le bonheur ne peut être que dans un nulle part, que l'on décrit comme s'il existait.
De fait, un examen des célèbres uvres utopisantes peut décevoir en matière de richesse imaginative. Quatre siècles avant J.-C., Platon trace dans « la République » et « les Lois » le schéma d'une cité idéale autour d'une triade sociale : peuple conduit par ses passions, guerrier animé par le courage et, au sommet, le philosophe-roi, qui, voyant clairement le Bien, met en place les mesures sociales pour le réaliser. Or Platon prétend retrouver là une Athènes primitive, cité mythique, c'est-à-dire parvenue à nous par des récits : l'Age d'or. Cité finalement corrompue, ayant sombré mais pouvant resurgir : l'Atlantide.
Cette conception nostalgique se double chez Platon d'une idée très statique en ce qui concerne la prophétie : une fois tracé, l'Idéal ne change plus, tout changement est un inadmissible bouleversement. Pas étonnant qu'il soit dans « les Lois » à l'origine de la conception la plus réactionnaire de l'Etat : son Utopie est d'emblée parfaite. Comme sont parfaites la Cité de Dieu, que nous devons copier ici bas, la Jérusalem céleste qui préexiste à la terrestre ou la Cité du soleil que décrit Campanella en 1603, dans laquelle le politique doit singer la carte du ciel !
Cauchemar climatisé
Lorsqu'ils écrivent, au tiers du siècle dernier, « le Meilleur des mondes » (1932) et « 1984 » (1949), Aldous Huxley et George Orwell révèlent que toute utopie tend à dissoudre l'individu dans un système de manipulation et de contrôle qui l'aliènent totalement. L'utopie n'est plus « mon île au loin, ma Désirade », mais, selon l'expression utilisée pour désigner les Etats-Unis : cauchemar climatisé. Elle disparaît et devient « dystopie ». A-t-elle été à jamais tuée par l'individualisme contemporain ?
Labourant avec talent et érudition le champ de l'Utopie, une centaine d'articles cernent ce concept, au risque de le voir partout : dans l'art (Dada, Bauhaus, par exemple), les arts dans leur diversité (le cinéma), ou certains faits socio-historiques tels la contre-culture. Choix discutable, fondé bien sûr sur la volonté de ne pas réduire l'Utopie à la sphère du politique. Pourtant, s'il est un ruban de rêve et s'il peut mettre en scène des idées utopiques, le septième art a peu à voir avec le sujet. En revanche, qui nourrit plus de parenté avec le cauchemar utopiste que Kafka ?
On eut aimé des articles spéciaux sur l'Atlantide ou l'eugénisme, thèmes eux-mêmes articulés à des uvres ou à des systèmes. Et pourquoi pas une clarification de l'eschatologie, science des fins dernières, sans laquelle il n'y a pas de pensée utopiste ? Manque également « Nazisme » et son « Reich de mille ans », qui faillit confirmer la phrase de Huxley dans « Contrepoint » (1928) : « Le danger n'est pas que les utopies soient irréalisables mais qu'elles se réalisent trop bien ».
Larousse, coll. Les Référents, 256 pages, 17 euros.
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