Surdiagnostic

Lorsque la technologie met la clinique dans l’impasse

Publié le 15/10/2012
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Ces derniers mois, les cancer de la prostate et du sein ont nourri la médiatisation du problème de surdiagnostic. Ils ne représentent cependant qu’une partie émergée de l’iceberg. Dans un nombre croissant de situations cliniques, l’augmentation des diagnostics se solde par des difficultés décisionnelles auxquelles les praticiens doivent pourtant répondre.

Après son avis sur l’inutilité du dépistage systématique du cancer de la prostate en population générale masculine, la HAS a réitéré en juin dernier sa circonspection envers cette pratique en faveur d’une population à risque. Ses arguments : la difficulté à identifier les personnes à risque et la balance bénéfice-risque apportée par le dépistage. « Il n’y a pas d’études démontrant l’efficacité du dépistage en termes de diminution de la mortalité dans une population d’hommes considérés comme plus à risque. Parallèlement, les hommes s’exposent aux inconvénients et risques du dosage sanguin du PSA (possibilité de faux positifs notamment) puis à ceux des biopsies de confirmation diagnostique (perte de sang dans les urines et le sperme, risque d’infections, de rétention urinaire, possibilité de faux négatifs) et enfin aux conséquences physiques et psychologiques liées aux traitements (troubles sexuels, urinaires, digestifs). » Pour Didier Sicard, « la HAS a eu un énorme courage en allant à l’encontre de l’idée communément admise que le dépistage est toujours un bienfait ».

Mais les urologues sont dubitatifs. Cette recommandation permettra-t-elle de maintenir un équilibre satisfaisant entre sur- et sous-diagnostic ? « À l’échelle individuelle, on sait les ravages que causent des tumeurs agressives dans des catégories de population à risque comme les personnes d’origine africaine ou celles ayant une prédisposition génétique, insiste Philippe Beuzeboc, urologue (Institut Curie, Paris) en critiquant la position de la HAS. Morgan Roupret, chirurgien (Pitié-Salpétrière, Paris) poursuit : « Il faut mettre en place un programme de dépistage intelligent qui se situe entre le dépistage organisé, effectivement inefficace, et l’absence de dépistage systématique que prône la HAS, car les données montrent bien l’existence de populations à risque que nous, médecins, ne pouvons ignorer. »

La divergence de points de vue sera-t-elle un jour conciliable ? Le surdiagnostic est difficile à nier quand on voit notamment que 30 % des tests de PSA sont conduits chez les plus de 75 ans. Quant à la notion de surtraitement, elle est essentiellement motivée par l’offensivité des traitements actuels, souvent démesurée par rapport à la taille de la tumeur, explique en substance le chirurgien. Dans l’attente d’évolutions thérapeutiques et diagnostiques résolvant ces insatisfactions, les professionnels plaident pour le cas par cas : « La systématisation entre diagnostic et traitement est majoritairement terminée, explique-t-il. Le traitement n’est envisagé qu’en ayant mesuré le bénéfice-risque de l’option. Et le principe de surveillance active est une réalité quotidienne. » Reste que « l’inquiétude que cette dernière génère en limite l’acceptation prolongée chez certains patients », et explique une part de surtraitement.

Sein : des questions cliniques

En France, le programme national de dépistage du cancer du sein mis en place depuis 2004 attire aussi ses détracteurs. En cause : les irradiations cumulatives liées aux diagnostics répétés, les faux positifs, les traitements inutiles et agressifs (mastectomies, irradiations…) et les conséquences psychologiques sur les femmes engagées dans le processus diagnostique. À l’échelle collective, ce dépistage organisé aurait permis de réduire la mortalité par cancer du sein de 19 à 23 % selon le taux de surdiagnostic pris en considération (10-20 %), une diminution considérée par certains auteurs comme modeste par rapport à d’autres pays, étant donné les efforts faits par la France en ce sens.

À l’échelle individuelle, le surdiagnostic et le surtraitement sont une réalité. Brigitte Seradour, coordinatrice du programme national de dépistage, ne le nie pas. « Le modèle adopté par la France peut être perfectible. Mais ceux qui critiquent le modèle actuel n’ont pas d’autre alternative à proposer que celle fondée sur la palpation de dépistage. Ce serait faire une confiance aveugle à des traitements qui sont essentiellement efficaces pour les stades précoces. Face à l’enjeu de santé publique, il faut donc améliorer les pratiques pour réduire au maximum les investigations et traitements chez les patientes qui n’en auraient pas l’utilité, tout en améliorant les taux de succès de la prise en charge pour les autres. »

C’est un fait : le dépistage organisé augmente le nombre de lésions histologiques aux frontières du sein, pour lesquelles des investigations non dénuées d’effets indésirables sont nécessaires (biopsies, micro- ou macrobiopsies). Quant aux carcinomes in situ, soit environ 20 % des tumeurs identifiées, « on en connaît mal l’évolutivité », confirme la spécialiste. La question se pose alors : « Traiter ou ne pas traiter » et selon quels protocoles ? Enfin, avec l’augmentation du nombre de diagnostics, les incertitudes thérapeutiques qui animent les sénologues sont d’autant plus d’actualité et concernent un nombre plus élevé de femmes : faut-il automatiquement un traitement adjuvant dans les formes localisées ? l’hormonothérapie doit-elle être systématique chez les patients RH + ? faut-il faire un curage axillaire aux femmes présentant des micrométastases… « En tout état de cause, argumente Brigitte Seradour, l’analyse des données PMSI sur le plan de la chirurgie montre que le taux de mastectomies radicales n’a pas augmenté depuis 2004 chez les femmes ciblées par le dépistage organisé. » Un enseignement rassurant tiré de l’analyse des pratiques qui est désormais possible indirectement par cette organisation nationale. C’est au moins là un de ses bénéfices collatéraux.

Il faut « discuter du dossier en RCP, puis exposer à la patiente les avantages/inconvénients » 7. Si la décision partagée avec la patiente peut être influencée par la subjectivité de son médecin, cette attitude reste celle qui permettra d’adopter la décision la plus satisfaisante pour tous.

Vers le tout-dépistage ?

« Notre but n’est pas de trouver et de traiter des cellules cancéreuses mais de dépister la maladie potentiellement létale pour une patiente afin de la “guérir” avec le minimum de désagréments et de complications », rappelle Luc Ceugnart dans une intervention dédiée au surdiagnostic du cancer du sein7. Transposé à d’autres pathologies, ce constat reste vrai : le dépistage n’est pas une fin en soi. Il se justifie lorsque les bénéfices en termes de morbimortalité sont supérieurs aux effets indésirables des traitements. Soit un bénéfice attendu à l’échelle collective, et non individuelle. Cette dichotomie est complexe à résoudre. Elle se solde parfois par un échec, comme au Japon où le programme de dépistage organisé du neuroblastome a été arrêté après vingt années, au motif que ce bien-fondé n’était pas démontré9. Et lorsque les traitements disponibles ne permettent pas d’envisager un pronostic différent, le diagnostic précoce est-il nécessaire ? Récemment, le Collège national des généralistes enseignants n’a pas raisonné autrement en posant la question du bien-fondé du diagnostic précoce de la maladie d’Alzheimer et apparentées, recommandé par la HAS en médecine générale.

« La médecine est entrée dans une ère du tout-dépistage, notamment en France », constate Didier Sicard. L’interventionnisme pourrait l’emporter. Dans le sein par exemple, « la facilité d’utilisation, le taux de complication quasiment nul et le coût réduit des procédures percutanées incitent bon nombre de radiologues à proposer d’emblée des prélèvements dans des cas où une simple surveillance aurait été proposée à l’époque de la chirurgie1 ». Et si le dépistage permet d’améliorer des pronostics et de sauver des vies dans de nombreuses situations, la systématisation de l’examen tend à se banaliser, multipliant les dilemmes thérapeutiques. Exemple : « L’histoire de l’embolisme pulmonaire est clairement une histoire de surdiagnostic, depuis l’avènement de l’angioscanner pulmonaire (CTPA) (…) qui a presque doublé l’incidence de la maladie, sans diminution concomitante de la mortalité », résume une récente publication6. Même constat pour les coronaropathies stables10. Morgan Roupret résume : « Les progrès diagnostiques sont plus rapides que les progrès thérapeutiques et mettent le praticien face à des prises de décision complexifiées. » On l’a vu pour le cancer de la prostate. C’est aussi vrai pour les incidentalomes.

Incidentalomes

« Nous payons aujourd’hui la rançon du progrès diagnostique, reconnaît Bernard Goichot. Avec la multiplication des examens d’imagerie, de plus en plus d’anomalies sont découvertes de façon fortuite lors d’un examen, sans qu’il n’y ait d’incidence sur la clinique. » En endocrinologie, 10 à 16 % d’incidentalomes seraient identifiés lors d’explorations de la région thyroïdienne, 3 à 5 % dans la région surrénalienne. « Dès lors, il faut apporter une réponse au patient et donc faire des explorations coûteuses, invasives, anxiogènes mais souvent inutiles puisque moins de 5 % auront une évolution tumorale. »

Sur le plan de la biologie, l’équation est différente : « On ne trouve que ce que l’on cherche, poursuit l’endocrinologue. Mais la prescription réflexe d’analyses biologiques pose un problème à la fois avec les faux positifs et avec les vrais positifs signant une maladie infraclinique pour lesquelles l’attitude thérapeutique n’est souvent pas formalisée. » Il y aurait un véritable manque de sensibilisation des futurs médecins à cette question, avec une tendance croissante aux prescriptions de bilans biologiques exhaustifs. Résultat, les praticiens se placent eux-mêmes en difficulté : « Plus les explorations sont entreprises, plus il est difficile d’arrêter la machine. C’est une forme d’iatrogénie technologique (…) qui doit être ajoutée à la liste préexistante des facteurs cliniques, sociaux et culturels responsables d’effets indésirables des interventions médicales (ou absence d’intervention)11. » Didier Sicard conclut : « L’idée qu’un être humain doive sans cesse être investigué et soumis au regard de la médecine pose une question de société. »

Caroline Guignot

Source : Décision Santé: 287