LA VIEILLE FEMME en train de mourir s'appelle Olga, parce que son père était un de ces Russes que la Grande Guerre avait semés sur le front de l'Aisne et qui avait fait souche dans la Creuse – la région natale de Françoise Chandernagor qui y passe la moitié de l'année. Micha, le seul homme de la famille semble-t-il, dont le souvenir est en tout cas plus vivace que ne semble présent le mari d'Olga, un marin au long cours, invisible, même lorsqu'il est là.
Olga a élevé seule ses quatre filles : Katia, Véra, Sonia, Lisa. Elles ont autour de la cinquantaine, n'ont pas ou n'ont plus d'homme dans leur vie si ce n'est leurs propres enfants qui sont tous des garçons. Ce sont elles qui, depuis cinq ans que leur mère est dans le « couloir de la mort », la prennent en charge et rivalisent d'attentions pour mieux la servir, au détriment de leur propre vie. Aujourd'hui où elle a dû entrer, malgré tout, en soins palliatifs, ses petits-enfants prêtent main-forte à leur maman.
Olga n'en finit pas de mourir. Elle souffre mais ne veut pas s'en aller. Pire, depuis plusieurs mois, elle garde les yeux fermés et ne manifeste plus son mécontentement qu'en fronçant les sourcils ou en éloignant sa main. Elle ne s'en prive pas. Car Olga, qui suscite tant d'amour, n'est pas une personne « gentille ». Elle fut une femme superbe qui aimait la danse et la fête, mais pas les filles ; alors elle a élevé les siennes comme des garçons, avec sévérité, sans ravaler paroles blessantes et même injustes, élisant une préférée et humiliant une autre, maîtresse absolue de la maisonnée, toujours prête à aider, mais avare de mots et de gestes tendres.
Secrets et non-dits.
Elle a fermé les yeux, mais l'expert-comptable, l'avocate, l'esthéticienne et la romancière n'en revendiquent pas moins toujours et encore son amour. Se replongeant dans le passé, elles brossent tour à tour le portrait d'une mère idéalisée, en même temps qu'elles mettent au jour les secrets et les non-dits d'hier – les jalousies et les rancoeurs qui s'établissent dans les fratries – et d'aujourd'hui – alcoolisme, dépression, suicide...
C'est la voix de Katia qui domine dans ce choeur des soupirs. «D'instinct, elle rejette toutes mes tendresses. D'instinct, car elle ne me voit pas, ne m'entend pas, mais, dès la première seconde, elle sait que je ne suis ni Véra, ni Lisa, ni Sonia, je suis “l'autre”, la gourde, l'aînée, l'empotée… Ma mère ne m'aime plus assez pour me laisser l'aimer. Tout ce que je fais pour elle, maintenant je le fais pour ma “maman d'avant”.»
Elle ne mâche pas ses mots, en particulier pour dépeindre les ravages de la maladie, l'attitude du personnel soignant, voire l'acharnement thérapeutique. Quiconque a été confronté à la déchéance physique d'un proche et à l'obligation de le remettre entre les mains de « professionnels » trouvera un écho de ses propres sentiments. Mais qu'on ne s'y trompe pas. Le roman n'invite pas à la morosité. Traversé de bout en bout par une lucidité et une ironie rares, il se place au contraire du côté de la vie, comme si l'auteure voulait nous transmettre un peu du caractère de battante d'Olga.
Editions Gallimard, 323 p., 19 euros.
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