ENVER HOXHA. Le despote qui régna sans partage sur l'Albanie, le dernier des Staliniens, qui infligea à son petit peuple de deux millions et demi d'habitants, coupé du reste du monde, une quasi-terreur, de 1945 à sa mort, en 1985. Et Yves Pouliquen, le brillant ophtalmologiste à la renommée internationale, chef de service de l'Hôtel-Dieu. Que le premier, atteint d'un diabète avec des complications oculaires, ait voulu consulter l'un des champions dans sa spécialité n'a rien qui doive surprendre. Pourtant, « le Médecin et le Dictateur » commence sur le mode d'un mystérieux roman d'espionnage. Dans les sous-sols de Broussais-l'Hôtel-Dieu, le Pr Paul Milliez, flanqué de visiteurs étrangers austères et taciturnes, tend des clichés d'angiographies fluoresceiniques au Pr Pouliquen.
L'ophtalmologiste scrute ces quelques millimètres carrés d'une rétine, sans connaître l'identité du patient. Une deuxième entrevue, aussi sinistre et secrète que la première, a lieu quelques mois plus tard. Finalement, le nom est lâché, il s'agit donc du président-despote Enver Hoxha. Et, en 1979, le Pr Pouliquen se retrouve invité à venir l'examiner chez lui, à Tirana, dans le saint des saints du plus petit Etat communiste du monde.
Parano totalitaire.
Le détail du voyage, évoqué avec une savoureuse précision clinique, oscille entre le burlesque et le pathétique : plongée profonde dans la parano d'un sombre système totalitaire.
Cinq ans plus tard, un nouveau voyage se profile, toujours à la demande du patient-tyran. Mais à la veille de partir, au beau milieu de la nuit, l'ambassadeur d'Albanie finit par annoncer que le voyage est annulé. Et le narrateur décrit par le menu tous les symptômes paranoïaques que présentent son interlocuteur et les sbires qui l'escortent. «Tous les événements avant et après mes rencontres avec Enver Hoxha, note l'ophtalmologiste, reflétaient la situation pathologique dans laquelle se trouvaient plongés les fonctionnaires du régime albanais.»
Paradoxalement, le dictateur lui-même, lors de ses rencontres avec le Pr Pouliquen, se révèle d'abord le plus charmant des hôtes. S'exprimant dans un français impeccable (il avait fait ses études à Montpellier et enseigné la langue de Molière à Tirana avant de prendre le pouvoir), visage poupin, allure décontractée, mimique plaisante et souriante, il faisait assaut de simplicité et de prévenance, tout en s'autocélébrant : efforts en matière d'éducation, avec le quintuplement du nombre des étudiants inscrits à l'université de Tirana ; fermeture des églises et des mosquées, transformées en salles de cinéma ou de sport, l'Albanie devenant, selon son maître absolu, «le premier Etat athée du monde». Entre le médecin et le dictateur, la conversation cependant finira par achopper sur le rôle des artistes en régime socialiste et les musiciens jugés des «décadents bourgeois».
Yves Pouliquen n'insiste pas, qui avait noté, la veille, la manière «pour le moins expéditive» dont le président, d'un simple geste de la main, congédiait son monde. «Il me vint à penser, écrit l'ophtalmologiste, que jamais roi ne se serait séparé de sujets avec autant de désinvolture.»
Ce n'est qu'après la mort d'Enver Hoxha et la fin, peu après, de son régime, que documentaires, reportages, livres, et récits mirent en lumière l'atroce bilan de sa dictature. En guise de circonstances atténuantes, son médecin souligne qu'il fut un grand malade : deux accidents vasculaires cérébraux en 1983 et 1984, une quasi-cécité terminale et un infarctus deux jours avant sa mort, son diabète grave ayant conditionné une fin misérable. Mais, s'interroge le Pr Pouliquen, «fallait-il qu'un médecin contribue à rétablir la santé d'un individu nuisible à ses contemporains?» « Des médecins, observe-t-il, ont de tout temps été l'occasion de prêts entre grands de ce monde, et celui qui prétendait posséder le meilleur en tirait la plus grande gloire.» Entre serment d'Hippocrate et raison d'Etat, la voie est parfois étroite.
« Le Médecin et le Dictateur », par Yves Pouliquen, de l'Académie française, Editions Odile Jacob, 180 p., 23 euros.
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