C'EST DU DÉCOUPAGE de l'espace que partent Sophie Body-Gendrot et Catherine Wihtol de Wenden* dans «Sortir des banlieues». La banlieue est d'abord une « zone » un peu floue au-delà des faubourgs plus nets, elle deviendra LA zone. Mais l'espace dépend du temps, de l'Histoire, et la seconde auteure analyse les différentes périodes de l'histoire française qui aboutissent à «trente ans de sédentarisation des populations immigrées». On ne lit pas ces analyses impitoyables pour les gouvernements successifs et leur « politique de la ville » sans songer à la cité du Moyen-Age. Des historiens ont montré comment les bâtiments institutionnels inaugurent en quelque sorte la construction d'une ville : église, école, mairie, palais de justice, lieux divers de pouvoir et de punition trônent d'abord.
Au-delà se répartissent en couches concentriques les habitants. C'est vers l'extrême périphérie que se situent repères de brigands, tavernes et bouges douteux, lieux de trafics et de vices. Ceci permet à des auteurs comme Roger Caillois de dire que les villes étaient construites suivant un «modèle moral» : le Bien au centre, le Mal à la périphérie.
La tyrannie des territoires.
Nos auteures ne sont pas loin de cette vision, mais au lieu d'une image figée, elles décrivent, un peu à la manière de Michel Foucault, des mécanismes d'inclusion ou d'exclusion de populations dans l'espace, ce qu'elles nomment «la tyrannie des territoires». L'évolution de la société française a conduit à une relégation des populations « à problèmes » sur des territoires donnés par le biais d'un marché du logement non revalorisé. Et à une «ethnicisation accélérée de la pauvreté», en regroupant dans les mêmes lieux les ménages issus de l'immigration. La géographie découlant de l'histoire, disions-nous, à quoi il faut ajouter l'image négative de ces territoires où se condenserait le pire de nos sociétés : chômage, délinquance, insécurité sous toutes ses formes et, depuis peu, islamisation croissante.
Le verdict, qui en surprendra bien peu, est net : «Aucune satisfaction n'a été donnée à la plupart des demandes visant à favoriser la reconnaissance et l'intégration de ces populations.» Pourtant, contraire- ment à un accablant cliché, les auteures rappellent que les émeutiers des années 1980, 1990, comme ceux de novembre 2005, «en veulent moins au modèle républicain qu'au fait que pour eux il ne fonctionne pas».
On casse cette logique spatiale en permettant une immense mobilité de population, alors les scléroses sociales s'estomperaient, telles les glaces de l'Arctique en fusion, nous est-il dit dans ce livre qui sous-estime l'efficacité du RER. C'est cette ethnicisation de la population que prend en compte le livre de Pierre Tévanian, «la République du mépris». Plus précisément, c'est à un ethnicisation de la haine, c'est-à-dire au racisme, que nous fait assister ce professeur de philosophie.
Analysant les discours de toute la classe politique et des leaders de l'intellect, cet auteur croit discerner une cible commune. Qu'il s'agisse du foulard et de la laïcité, du statut des femmes dans les banlieues ou de la montée de l'islamisme, la parole désigne clairement son ennemi, ou plutôt son bouc-émissaire : le jeune issu de l'immigration post-coloniale et de culture musulmane.
Racisme républicain.
Deux leit-motive traversent tout le livre : il y a aujourd'hui un « racisme républicain » qui imprègne même l'Etat. Il s'agit d'un racisme massif, dépassant de loin la seule extrême-droite, fait avant tout de mépris, et directement hérité du rapport colon/ colonisé. Il en découle une attitude perverse consistant à manipuler des événements sociaux pour en faire la métaphore d'une accusation du jeune de banlieue. Affirmation surprenante car on ne voit pas bien de quoi les « tournantes » ou le caillassage répété des autobus seraient la métaphore.
L'auteur utilise en fait deux techniques. L'une consiste à minorer et banaliser ce qu'il faut pourtant bien parfois porter au débit de bandes organisées. Ainsi écrit-il que ce sont les discours politiques sur l'insécurité qui contribuent à l'aggraver, créant un sentiment «proche de la psychose là où les problèmes à régler sont souvent de simples problèmes de bon voisinage»...
Il en déduit, et c'est cela le second procédé, que tout ce qui est reproché aux jeunes de banlieue (une expression passablement hypocrite et révélatrice d'autocensure générale) n'est qu'une opération de diversion qui cache la permanence d'une autre violence, «la précarité, le harcèlement moral au travail, la discrimination à l'embauche ou au logement, les abus policiers – en bref, la violence exercée par les dominants». Logique de vases communicants simpliste en fait, deux violences peuvent très bien être juxtaposées sans se contredire. A trop vouloir prouver... l'esprit de système et la paranoïa ne sont pas loin. Nous ne refusons pas l'idée qu'un racisme rampant puisse se dissimuler derrière les nobles discours, mais se livrer à une dénégation de la violence à l'égard des filles, du caïdat, des bagarres entre bandes et des trafics divers, est d'un point de vue freudien une forme d'aveu.
Enfin, en voyant dans toute attitude négative à l'égard de notre jeune la permanence d'une conduite post-coloniale, Pierre Tévanian ne confond-il pas l'origine et le fondement ? Par ailleurs, nous déclarons ces lignes vierges de tout emploi de l'envahissant verbe « stigma- tiser ».
« Sortir des banlieues. Pour en finir avec la tyrannie des territoires », de Sophie Body-Gendrot et Catherine Withol de Wenden, éd. Autrement, 125 pages, 13 euros.
« La République du mépris », de P. Tévanian, éd. La Découverte, 115 p., 10 euros.
* La première est directrice du Centre d'études urbaines à l'université Sorbonne - Paris-IV et la deuxième directrice de recherche au Cnrs (Sciences-Po).
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