L'HOMME raconte toujours l'homme. En particulier son origine, son surgissement dans le monde : «Au début était», «in illo tempore», il met en scène un archaïque qui est censé être révélateur d'une vie toute entière. Et si on en croit cette nostalgie des origines, au travers de mythologies diverses, souvent ça commence mal.
Dans « le Protagoras », Platon fait surgir la fable d'Epiméthée. Celui-ci, chargé par les dieux de pourvoir l'homme pour qu'il puisse survivre, a déjà tout distribué aux animaux. L'homme est faible et nu, très inférieur aux bêtes, dotées de poils, de fourrure et d'instincts permettant de se défendre. Heureusement, Prométhée répare l'oubli, en dérobant le feu ainsi que la maîtrise des techniques à Héphaïstos et Athéna. Il pallie l'infirmité naturelle par les outils de la culture. L'homme doit se produire lui-même, il doit prendre soin de ce qui l'entoure pour y élire sa demeure.
L'être humain naît donc deux fois, note Henri Pena-Ruiz. Tout comme Adam et Ève dans le mythe judéo-chrétien. Mais, dans ce cas célèbre, ils compensent leur faiblesse originelle en mangeant le fruit de l'arbre de la connaissance défendu par Dieu. La seconde naissance coïncide donc avec la chute, la souffrance et l'antique malédiction du travail. La vision chrétienne semble beaucoup plus débilitante et négative, comme le notait Nietzsche. On tombe et seule la rédemption en vue du salut peut empêcher la fuite vers l'abîme.
À ces passions tristes, à l'homme faible, l'auteur oppose la belle image d'Athéna sortie toute armée et casquée du cerveau de Zeus. Les déesses peuvent se passer de mère, Athéna est à la fois déesse de la sagesse, de la patience, de la guerre et de la justice. Elle met en place un tribunal, l'Aréopage, pour stopper le carnage qui ravage la famille des Atrides. Curieux personnage, sous le signe de la force, elle naît en poussant un cri de guerre, mais devient la modératrice de l'excès humain, l'ubris. Elle porte sur son épaule l'oiseau symbole de la philosophie, la chouette de Minerve qui ne prend son vol qu'à la tombée de la nuit : ainsi la réflexion implique-t-elle retenue et recul.
Les deux pommes.
Henri Pena-Ruiz est un véritable « croque-mythème », il raffole en particulier des récits à motifs jumelés. Pourquoi un fruit aussi sain et appétissant que la pomme symbolisait-il le choix entre l'interdit et sa transgression ? Dans cette histoire, l'homme et la femme sont encore nus mais dans la plus parfaite innocence, ils ne peuvent comprendre qu'ils font le choix du mal, ils sont trompés par le serpent. Pourquoi Dieu, qui est toute bonté, les laisse-t-il faire le mauvais choix ?
Zeus a chargé Pâris de remettre la pomme du jardin des Hespérides à la plus belle des déesses : Héra (Junon), Athéna (Minerve) ou Aphrodite (Vénus). Le beau mortel choisit bien sûr cette dernière car elle lui promet la plus belle des mortelles, Hélène, pourtant mariée avec le roi Ménélas. Et la pomme de discorde précipite la guerre de Troie...
Le fil du destin.
Si les deux pommes induisent une catastrophe, l'auteur s'amuse d'artifices qui dans les histoires produisent des résultats opposés. Les Parques étaient des divinités latines dévidant le fil du destin pour chaque être humain, elles le coupent à la mesure de la vie de chacun. Ce fil symbolise la fatalité. En voulant lui échapper, OEdipe rencontre ses deux tragédies. Il ne semble pas qu'une part de liberté soit encore existante, pourtant Ulysse a survécu à maintes épreuves.
A contrario, Ariane donne à Thésée le fil qui le conduira vers le Minotaure et qui permettra de revenir vers elle après. Cette fois, c'est l'excès de facilité qui est symbolisé : et s'il suffisait de suivre un trajet préconçu ? Avec les Parques, le fil marquait l'irrévocable, celui d'Ariane nous voue à un trajet déjà marqué de façon un peu écoeurante. Mais la liberté veille... Si Thésée revient, il abandonne celle qui l'avait aidé.
Les contes et légendes ne sont point seulement illustratifs. Ils disent le péché, la faute, l'impossible retour vers la pureté, les choix qui se sont faits sans nous. Ulysse revient dans le tapage vulgaire des prétendants et des usurpateurs. L'intelligence aiguë de l'imaginaire ne se perd-elle pas aujourd'hui dans la confusion stérile de la « blogosphère » ou le formatage des cerveaux d'un dangereux « storytellling » ?
Henri Pena-Ruiz, « Histoires de toujours ». Dix récits philosophiques, Flammarion, 172 p., 13 euros. Le livre reprend des textes de la série d'émissions « Histoires de toujours », diffusées sur France Inter en juillet-août 2008.
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