En vous déclarant candidat à la présidence de la République, vous avez rangé l'avenir de la Sécurité sociale parmi les enjeux majeurs de la société française et dénoncé
« les menaces que font peser certains »sur l'institution. Où se trouve, selon vous, le danger ?
LIONEL JOSPIN
Effectivement, l'avenir de la Sécurité sociale est un enjeu majeur car elle est au cur du pacte social de notre pays. La Sécurité sociale est le socle de la solidarité nationale et je veux la préserver et la conforter. Depuis longtemps, des menaces pèsent sur elle. Certains voudraient la vider de sa substance pour la privatiser.
Le programme du Medef a, au moins, le mérite de la franchise. En mettant en concurrence les caisses de Sécurité sociale, les mutuelles et les assurances privées comme financeurs et opérateurs du système de santé, il s'agit, dans un premier temps, de disloquer l'organisation sociale actuelle pour privatiser, dans un deuxième temps, le système de protection sociale.
A droite, certains responsables politiques sont sensibles à ces sirènes de privatisation de notre système de santé. Cette tentation doit être dénoncée vigoureusement, car elle ouvre la voie à la sélection des risques et des malades et tourne le dos à la philosophie de solidarité que porte notre Sécurité sociale. Il va de soi que les professionnels de santé n'auraient rien à y gagner, bien au contraire.
Il est vrai que les dépenses de santé sont amenées à progresser. J'observe d'ailleurs que nous avons investi plus de 15 milliards d'euros depuis 1997 dans le système de santé. Le vieillissement de la population, les nouveaux besoins sanitaires, les nouvelles thérapeutiques et technologies conduisent naturellement à une augmentation des dépenses. Je crois aussi que la santé doit conserver la place éminente qui est la sienne dans nos choix de société. La France a, selon l'OMS, le meilleur système de santé du monde : elle doit le préserver. Mais faire croire que l'on peut renoncer à la maîtrise des dépenses de santé n'est pas responsable. Cela n'est pas crédible. Ce sont les cotisations et les impôts - la CSG - des Français qui financent notre assurance-maladie. Il y a une facture à payer. Cela étant, contrairement à ce qu'affirment les « voix » que vous évoquez, il y a des marges de manuvre pour financer la croissance à venir des dépenses : on sait qu'une meilleure gestion du système permet de faire des économies, à qualité égale. On peut réduire les gaspillages, là où ils existent, et donc disposer d'un système de santé plus efficace et plus performant. Ces économies sont nécessaires. Elles permettront à la fois d'éviter la baisse des remboursements et la hausse des cotisations. C'est par une meilleure organisation du système de soins et par un objectif de qualité que nous pourrons tenir ce double refus.
Pour la maîtrise médicalisée
Après le départ du Medef des caisses de Sécurité sociale, quelle vision avez-vous de l'avenir du paritarisme ?
Le Medef a décidé de quitter les conseils d'administration des caisses de Sécurité sociale. Cela n'a pas bloqué pour autant le fonctionnement de la Sécurité sociale. Trois choix s'offrent à nous. Le premier est l'étatisation : je n'y suis pas favorable. L'étatisation du système de santé nie la place indispensable des partenaires sociaux. Les exemples étrangers ne sont pas attrayants. Les ordonnances Juppé, qui ont représenté la quintessence de la logique étatique, ont montré leur nocivité. Deuxième choix : la privatisation. J'y suis totalement opposé. Elle signifie la mort de notre Sécurité sociale, la fin de l'égalité d'accès aux soins.
Le paritarisme rénové est la troisième et dernière possibilité : c'est la bonne démarche. A l'Etat, la définition des grands choix et priorités sanitaires, aux partenaires sociaux la gestion du système. Le paritarisme rénové organise l'articulation entre un Etat garant et des partenaires sociaux gestionnaires. Voilà le bon équilibre entre la loi et le contrat.
Je le pense. Si je retourne votre question, je dirais que l'absence de maîtrise de dépenses ouvre la voie au démantèlement de notre système d'assurance-maladie dont les professionnels de santé dépendent. De même, l'assurance-maladie a besoin de professionnels de santé justement rémunérés dans le cadre d'un contrat négocié de manière pluriannuelle : c'est d'un véritable contrat social qu'il s'agit. Il faut donc trouver un juste équilibre entre les demandes des professionnels de santé et les contraintes des comptes sociaux. C'est le principe de tout compromis social. La maîtrise des dépenses, tout en tenant compte des réalités économiques, doit être médicalisée, c'est-à-dire fondée sur les bonnes pratiques.
C'est le gouvernement de M. Juppé qui a inventé la maîtrise comptable, dont tous les professionnels de santé se souviennent. Alors que la droite s'était accrochée aux sanctions collectives, une loi récente adoptée par le Parlement vient de supprimer les lettres clés flottantes dans le cadre conventionnel. J'ai ainsi tiré les conclusions de cette situation non satisfaisante.
Comment envisagez-vous l'évolution du métier de médecin généraliste ?
Je suis très conscient du malaise et du trouble des médecins généralistes.
Ce malaise est ancien et profond. Il tient pour moi à deux raisons principales : des conditions de travail difficiles qui épuisent les médecins généralistes et affectent leur vie familiale ; un sentiment de dévalorisation de leur statut. Qu'un médecin faisant une visite dans un quartier dit difficile puisse être agressé, ce qui aurait été inenvisageable il y a quelques années, montre bien que son statut ne le protège plus. Pour remédier à cela, la promotion de la médecine générale passe par des réformes structurelles, largement entamées par mon gouvernement - une meilleure formation initiale avec l'internat pour tous, faisant de la médecine générale une spécialité à part entière. Je pense à une formation médicale continue obligatoire officialisée par la loi sur les droits des malades et la qualité du système de santé. Je pense à une meilleure coordination des actions par une politique de réseaux de santé, à un meilleur fonctionnement de la permanence des soins avec la récente création d'une rémunération forfaitaire des astreintes de garde qui reconnaît ses missions d'intérêt public. Je pense enfin à une démographie plus adaptée à la réalité sanitaire actuelle avec la mise en place d'un observatoire de la démographie des professions de santé et de l'évolution de leurs métiers et la création de primes à l'installation dans les zones sous-médicalisées.
Il faut maintenant faire vivre ces réformes pour que la médecine générale trouve la place essentielle qui est la sienne dans le système de santé.
Des PLFSS plus de contenu
En dépit de la philosophie qui a présidé à son instauration, le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) continue de manquer de contenu et son adoption par le Parlement s'apparente toujours à un simple enregistrement. Comment y remédier ?
C'est un reproche que j'entends souvent. L'objectif national des dépenses d'assurance-maladie doit être le résultat d'une définition en amont des besoins et priorités sanitaires. Pour permettre au projet de loi de financement de la Sécurité sociale de traduire ces choix, la loi sur les droits des malades et la qualité du système de santé a défini un nouveau cadre de préparation du PLFSS. La conférence nationale de santé donnera un avis à propos du rapport relatif aux orientations de la politique de santé que le gouvernement remettra au Parlement pour un débat avant l'examen du PLFSS.
D'autre part, la création d'un Haut Conseil de la santé contribuera à la définition de véritables priorités pluriannuelles de santé publique. Enfin, la mise en place de nouveaux conseils régionaux de santé, première étape de la régionalisation, permettra de mieux appréhender les politiques régionales de santé. Tout ce travail d'expertise et de débat en amont du vote du PLFSS devrait contribuer à donner plus de « contenu » à cette loi.
Le « nouvel acte de décentralisation » inscrit dans vos projets concerne-t-il la santé ?
L'éclatement du système de santé entre l'hôpital d'un côté et les soins de ville de l'autre, le cloisonnement entre le sanitaire et le social sont des obstacles à une meilleure efficacité du système de santé. Je pense que la région est le niveau pertinent pour la coordination des interventions sanitaires. Je souhaite donc une régionalisation progressive du système de santé. L'objectif de créer de véritables agences régionales de santé dotées d'enveloppes financières permettra de mieux coordonner la médecine hospitalière, les soins de ville et le médico-social.
Les agences régionales de santé créeront les complémentarités et les synergies nécessaires entre tous les acteurs du système de soins. Il est évident que les réseaux de santé désormais dotés de moyens spécifiques et les actions de santé publique trouveront leur plénitude au niveau de la région et des bassins de vie.
Déconcentration plutôt que décentralisation
Est-il possible en particulier d'imaginer un financement des hôpitaux calqué sur celui des collèges et lycées ?
Un tel mode de financement donnerait aux conseils régionaux une responsabilité sanitaire qu'ils n'ont pas actuellement. Ce choix correspond à une décentralisation totale du système de santé. Je suis favorable à une déconcentration régionale du système de santé, afin de maintenir la cohésion nationale.
Il reviendra au futur président de la République de définir les périmètres d'intervention des ministères. La vraie question est celle des moyens dévolus à ce ministère et à ses services. La santé étant pour moi une vraie priorité, son administration doit disposer de moyens à la hauteur de cette ambition. Il est, en tout cas, fondamental de marquer dans les faits la nécessaire unité de la santé publique.
Le constat est paradoxal : selon l'OMS, la France dispose du meilleur système de santé du monde et il est vrai que, en matière de prévention, les résultats sont contrastés. Les décès prématurés chez l'homme sont parmi les plus élevés des pays développés. Ils sont dus particulièrement à des comportements à risque. La prévention en termes d'alcoolisme, de tabagisme, de suicides, d'accidents de la circulation et de pollution atmosphérique est essentielle. Le rapport « La santé en France 2001 » le confirme. S'il reste beaucoup à faire, mon gouvernement n'a pas été inactif depuis 1997 : des plans nationaux sont consacrés à la lutte contre les pathologies chroniques (cancers, maladies cardio-vasculaires, diabète, etc.), contre le SIDA et les hépatites, contre les pratiques addictives, etc.
A titre d'exemple, je citerai deux campagnes de prévention des cancers. La généralisation des examens de dépistage gratuits, par une mammographie tous les deux ans, des cancers du sein pour toutes les femmes de 50 à 74 ans et l'expérimentation dans douze départements du dépistage des cancers colo-rectaux.
Par ailleurs, la récente loi sur les droits des malades a créé un institut national de prévention, qui va renforcer nos moyens d'action dans ce domaine. Nous devons poursuivre dans cette voie, notamment dans le secteur dentaire.
Handicapés : poursuivre la révision de la loi
La loi bioéthique n'ayant pas été adoptée définitivement par le Parlement, envisagez-vous de la modifier, éventuellement pour réintroduire le clonage thérapeutique ?
Etant très respectueux des prérogatives du Parlement, je me tiens au projet de loi tel qu'il a été adopté en première lecture à l'Assemblée nationale. Sur un tel sujet de société, il est fondamental que la représentation nationale joue pleinement son rôle.
L'amendement qui a mis fin à la jurisprudence Perruche a renvoyé l'Etat à ses responsabilités en matière de prise en charge des handicapés. Que comptez-vous entreprendre dans ce domaine ?
La loi votée répond à un certain nombre des questions soulevées par l'arrêt Perruche. Toutefois, je suis conscient qu'elle ne règle pas à elle seule la question de la prise en charge par notre société des personnes handicapées. Depuis 1997, la politique en direction des personnes handicapées privilégie des actions pour faciliter leur vie quotidienne et celle de leur famille. Le Parlement a voté le 18 décembre dernier une loi rénovant l'action sociale et médico-sociale. La nouvelle loi redéfinit les droits et obligations des établissements et services sociaux et médico-sociaux. Pour l'avenir, je me suis engagé à réviser la loi d'orientation en faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975. Un chantier de remise à plat de cette loi a été entrepris, je souhaite qu'il soit mené à son terme.
Deux regrets
Les médecins considèrent la pollution de l'air comme l'une des plus dangereuses pour la santé. Des mesures plus vigoureuses que celles prises jusqu'à présent ne s'imposent-elles pas ?
La pollution atmosphérique est un facteur de risque, particulièrement en terme respiratoire et cardio-vasculaire. Dans les villes polluées, le risque de décès anticipé croît de 3 à 4 % pour une augmentation de 50 ng/m3 des indicateurs de pollution. La création récente de l'Agence de sécurité sanitaire environnementale, qui formulera des avis sur les risques sanitaires provoqués par les altérations de l'environnement, est très importante. L'action municipale pour améliorer la circulation automobile, développer les transports collectifs et les moins polluants est essentielle. La démarche volontariste de la nouvelle équipe municipale parisienne me paraît un très bon exemple à suivre.
A l'heure des bilans et au bout de cinq années à la tête du gouvernement, avez-vous des regrets dans le champ sanitaire ?
Si je devais avoir des regrets dans le champ sanitaire, j'en citerais deux : ne pas avoir pu consacrer le temps nécessaire aux contacts avec les professionnels de santé de manière institutionnelle ; ne pas avoir suffisamment anticipé les difficultés démographiques des professions de santé. Mais, dans le domaine de la santé, j'ai eu de grandes satisfactions. La création de la CMU, de l'APA, la loi sur les droits des malades ont ou vont modifier profondément le paysage sanitaire par une meilleure prise en charge des personnes démunies, des personnes âgées et par une démocratisation sanitaire.
La réalisation de la formation médicale continue obligatoire et de l'internat pour tous, deux mesures réclamées de longue date, améliorera la qualité de la pratique médicale.
Pour conclure, je voudrais réaffirmer ma confiance dans notre système de santé.
Sans ses professionnels de santé, dont je connais la compétence, il ne serait pas jugé comme le meilleur du monde. Nous pourrons, ensemble, aborder les enjeux du XXIe siècle : satisfaire les nouveaux besoins, réaffirmer nos principes d'égalité d'accès aux soins et répondre aux nouvelles attentes des usagers et des professionnels de santé.
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