Ce qui se porte le mieux, dans la société française de 2002, c'est de narguer le pouvoir politique. Des syndicats de salariés aux agriculteurs, des humoristes aux intellectuels, de l'opposition à la majorité, l'imagination est sans bornes pour dénigrer ceux qui occupent le devant de la scène, pour stigmatiser la corruption, pour abreuver les puissants d'épithètes chaque jour plus riches ou plus innovantes.
Cela accroît le sentiment de liberté. Nous, Français, nous sommes libres. Et plus nous sommes pauvres, mécontents, en colère, insatisfaits, plus nous pensons que notre bulletin électoral nous autorise à fustiger et même à insulter le pouvoir.
Une forme d'exorcisme
Ce n'est pas qu'il ne l'ait pas mérité. On nous a révélé tant de turpitudes au sein de la classe politique qu'il nous faut bien lui rappeler qu'elle n'est là que grâce à nos votes ; et que, dès lors qu'elle nous est redevable de son existence, nous sommes autorisés à la châtier. C'est notre façon d'exorciser le scandale, de lutter contre la déprime, de montrer que nous ne sommes pas dupes, de rétablir un équilibre entre gouvernants qui se moquent de nous dans les actes et gouvernés qui se moquent d'eux par les mots.
Cependant, cette liberté d'expression débridée, que nous avons apprise récemment (depuis 1968 à peu près), conduit à des excès. D'abord parce que notre jugement risque d'être aussi peu fondé et même aussi erroné que celui des hommes et des femmes politiques ; ensuite parce que le mot est une arme particulièrement difficile à contrôler. De sorte que, entre quelques impropriétés, barbarismes et autres contresens, nous sombrons parfois dans l'outrance et, surtout, dans l'injustice.
Par exemple, s'il est vrai que le financement de certains voyages du chef de l'Etat n'a pas été transparent, que l'affaire Elf a exposé des liens coupables entre l'industrie et le monde politique, que de trop nombreuses affaires, depuis le sang contaminé jusqu'à Urba, en passant par les HLM et les salaires fictifs de la Mairie de Paris, ont mis en lumière des comportements inacceptables, il ne faut pas en conclure pour autant que chacun de nos dirigeants est par nature corrompu.
On nous a expliqué, à propos de la dernière affaire en date qui tente de discréditer Jacques Chirac, qu'il existe des officines politiques pour « monter des coups tordus ». Si c'est vrai, elles sont partout et pas seulement à gauche. Car comment croire un seul instant que la plainte déposée par une obscure association des « victimes des notaires » au sujet de l'achat par les époux Jospin d'une maison sur l'île de Ré (l'association demande comment M. et Mme Jospin ont financé un achat immobilier évalué à 2 millions de francs) soit dictée par le seul souci de transparence, par l'application du principe d'égalité, par une honnêteté sans failles ?
Là où il est aisé de dire qu'il n'y a aucune raison d'épargner le Premier ministre s'il a commis une faute, on doit se souvenir que, avant de s'en prendre au chef du gouvernement, avec des conséquences faciles à imaginer, on devrait y réfléchir à deux fois. Et même que, parce que M. Jospin est Premier ministre, on devrait éviter un scandale tant que rien ne le justifie.
De la même manière, le juge qui a donné suite à cette plainte aurait pu s'accorder un délai de réflexion. Enfin, comment ne pas penser que cette plainte, à moins de cent jours de l'élection présidentielle, a moins pour objectif de redresser un abus de pouvoir que de déposer sur le dos du candidat probable à la présidence un fardeau comparable à celui que porte M. Chirac ?
Transparence et vie privée
Voilà donc que Lionel et Sylviane Jospin, dont toute la conduite en public traduit la simplicité, la modestie et la décence, sont tout à coup contraints d'indiquer au public quelle épargne ils avaient accumulée avant d'acheter la maison, avec les prêts de quelles banques ils en ont complété le financement ; et de payer doublement, d'abord avec des moyens qui n'en font pas les plus riches d'entre nous, ensuite par la mise au grand jour de ces moyens, le caprice qui leur est venu quand ils sont passés devant cette maison, qu'elle leur a plu et qu'ils ont voulu l'acheter.
D'accord, la vie d'un homme politique doit être transparente ; d'accord, le personnage qui exerce un mandat électif doit redoubler d'honnêteté et se prémunir contre toute tentation qui l'éloignerait des rigueurs de l'éthique ; d'accord, un Premier ministre doit rendre des comptes au peuple.
Mais il ne faut pas non plus faire du mandat électoral une sorte de calvaire qui ôterait à l'élu une partie de ses droits de citoyen, notamment celui d'avoir une vie privée qui ne concerne que lui. M. Jospin a le droit d'acheter une maison, comme des millions de Français ; or on en est au point où l'achat d'une maison par M. Jospin, c'est louche.
La plainte des « victimes des notaires » repose sur le fait - qu'il reste à prouver - que le Premier ministre aurait obtenu un prix défiant toute concurrence, sans rapport avec le marché de l'immobilier. Si le vendeur lui a fait un prix d'ami, cela ne regarde personne. Ce ne serait grave que si M. Jospin avait offert « quelque chose » en échange de cette bonne manière.
Avant même d'entrer dans les détails de la transaction, on éprouve une furieuse envie de dire qu'il faut ficher la paix au chef du gouvernement ; qu'on peut critiquer sa gestion (ce dont nous ne nous privons pas ici même), mais qu'il a toujours donné de lui l'image d'un homme sincère et certainement pas attaché aux valeurs temporelles ; et qu'il a droit au moins autant que vous et moi à une vie privée.
A force de voir de la corruption partout, on va tomber dans l'erreur judiciaire. Et ce qui indigne, c'est que, en ce qui concerne M. Jospin, elle a déjà été commise. Ce n'est pas par la calomnie, la délation ou la médisance qu'on fera de saines élections ; une maison dans l'île de Ré n'est pas un enjeu électoral ; et si on continue, d'une façon aussi grossière, à discréditer les candidats, on finira par accroître la sympathie qu'ils inspirent et parvenir au résultat inverse de celui que l'on recherche.
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