«N’ETANT PAS MEDECIN, je n’aurais pas moi-même proposé un titre qui associe, dans le même trait d’humour, l’évocation d’un des dogmes parmi les plus contestés d’une vénérable institution, l’Eglise catholique, à celle des prétentions épistémologiques d’une autre institution, non moins vénérable, et qui se voudrait exempte du dogmatisme, la médecine scientifique moderne. Les deux éminents médecins avec qui j’ai eu le plaisir de concevoir et de programmer ce séminaire ont bien voulu avoir mauvais esprit pour trois.» En ouverture des travaux menés conjointement par le centre Georges-Canguilhem et l’Académie nationale de médecine, le philosophe Dominique Lecourt, coorganisateur des rencontres avec Claude Sureau et Georges David, tous les deux membres de l’Académie de médecine, dresse l’arrière-fond résolument provocateur des questions que tenteront d’agiter les académiciens.
Si la notion n’existe pas dans les textes bibliques, elle apparaît dans l’institution ecclésiale au moment du Concile Vatican I et de la constitution apostolique Pastor aeternus de 1870, qui attribue l’infaillibilité au pape lorsqu’il intervient ex cathedra, c’est-à-dire lorsque, «remplissant sa charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, qu’une doctrine, en matière de foi ou de morale, doit être admise par toute l’Eglise».
Le médecin exégète.
Transposé sur le terrain de la médecine, l’idée renverrait à une conception où les jugements et les décisions de chaque médecin individuel seraient soutenus et encadrés par l’institution qui vise à répondre à l’appel de patients inquiets des interprétations possibles des symptômes qu’ils constatent dans leur propre corps, mais dont ils ignorent le sens. «Le médecin, ainsi considéré, apparaît comme un exégète autorisé avant d’être un réparateur éclairé. Il apaise d’abord le tourment qui naît de l’incertitude et répond à la demande de sécurité absolue qui émane du patient. »
Si, depuis Hippocrate, la médecine occidentale s’est refusée à tout recours à une autorité surnaturelle pour s’appuyer sur l’étude scientifique du corps humain, deux conceptions s’affrontent avec d’autant plus d’acuité que les conditions sociales d’exercice de la médecine se sont transformées. A une médecine qui s’assume comme un art et qui met l’accent sur la clinique, sur l’intuition et sur le tact dans l’approche des patients envisagés comme des personnes toujours singulières, s’est peu à peu substituée une médecine qui érige les sciences du corps humain comme une référence absolue et qui «se donne comme objet les maladies, au risque d’oublier la détresse de l’individu souffrant dont elle tient pourtant sa raison d’être», affirme Dominique Lecourt. L’ambition n’est pas nouvelle, puisqu’on peut en attribuer la paternité au jeune Descartes qui, dans la sixième partie de son « Discours de la méthode », ouvre la voie à une conception de l’infaillibilité médicale fondée sur l’infaillibilité de la méthode. Mais c’est sans doute au physicien Pierre-Charles Alexandre Louis (1787-1872) que l’on doit le tournant épistémiologique décisif. Grâce à la «méthode numérique» probabiliste dont il est l’inventeur, il démontre que l’utilisation des sangsues chez les malades atteints de pneumonie n’apporte aucun bienfait thérapeutique et se révèle plutôt néfaste pour le patient. Pour la première fois, une approche tient compte du contexte d’incertitude inhérent à la décision médicale, mais il faudra attendre un siècle pour qu’elle s’impose, sensiblement remaniée. A la faveur du discours hygiéniste du XIXe siècle, «il ne s’agit plus d’intégrer la dimension de l’erreur, mais de la conjurer», poursuit Dominique Lecourt, l’infaillibilité de l’acte médical reposant sur une exploitation appropriée de l’outil statistique. L’écho de ce présupposé philosophique se retrouve dans l’actuelle Evidence Based Medicine (médecine fondée sur les preuves), qui fait aujourd’hui débat. Les avantages de la méthode sont incontestables, mais «on voit ce que peut avoir de pernicieux pour les médecins eux-mêmes la conviction plus ou moins ancrée de disposer d’un moyen de ne se tromper jamais», fait observer le philosophe.
Selon lui, les motifs sociaux de l’ascension d’une telle démarche tiennent à la modification des relations entre les médecins, les patients et l’ensemble de la société. L’existence de systèmes destinés à assurer le financement des soins a transformé le patient en consommateur de soins, exigeant des garanties, des justifications et des preuves.
Se pose alors la question de la responsabilité, et donc de l’erreur, de la défaillance, de la faute contre laquelle il faut se prémunir.
Les erreurs médicales.
Les exemples des erreurs médicales qui ont donné lieu à des sanctions ne datent pourtant pas d’aujourd’hui. A partir de la Révolution et de l’abolition des privilèges, la conviction que le diplôme de docteur en médecine créait a priori l’irresponsabilité s’est progressivement effritée. Peu après l’instauration du code civil en 1804, avec notamment l’article 1832 qui instaure la responsabilité individuelle, la première affaire recensée dans l’histoire est déjà une affaire obstétricale. Elle oppose le Dr Hélie à l’enfant Foucault. Avec sa verve habituelle, le Pr Claude Sureau raconte : «Ce malheureux docteur, en 1825, est aux prises avec un accouchement difficile. A l’époque, on vient tout juste de découvrir l’auscultation obstétricale et elle est bien loin d’être entrée dans les pratiques courantes, surtout dans le fin fond de l’Orne. Le médecin croit l’enfant mort. Etant en présentation transversale, il ne peut pas naître par les voies naturelles. Le DrHélie fait donc la seule chose que l’on pouvait faire. Il coupe le bras à l’épaule, il coupe l’avant-bras de l’autre côté. Il peut alors extraire l’enfant et il est vivant.»«Il aurait laissé la femme mourir, on aurait dit, c’est pas de chance, poursuit le président honoraire de l’Académie . Il aurait extrait un enfant mort, on aurait dit, c’est bien normal. Mais son erreur, voilà déjà une erreur, une erreur monumentale: il a extrait un enfant vivant grâce à une technique audacieuse. Bien sûr, l’enfant vivant était amputé et le médecin a naturellement été sanctionné et condamné à verser une pension à cet enfant jusqu’à la fin de sa vie.»
Première affaire qui, selon Claude Sureau, n’est pas si éloignée du cas Perruche ou d’autres enfants du même type, et marque la première étape d’une évolution législative et jurisprudentielle qui s’est poursuivie jusqu’à nos jours. Pour l’académicien, plus qu’une simple évolution, on a assisté à une «dérive jurisprudentielle dramatique». Le premier tournant se situe en 1936 avec l’affaire Mercier/Nicolas. La patiente, Mme Mercier, atteinte d’une affection oto-rhino-laryngologique, souffre des conséquences dommageables d’un traitement radiothérapique institué plus de quatre ans auparavant. L’article 1832 du code civil ne pouvant pas s’appliquer, en raison d’un délai de prescription de quatre ans, les magistrats se sont référés à la responsabilité contractuelle (article 1147 du code civil) dont la prescription est trentenaire. «Elle aboutit à une confusion totale entre l’erreur et la faute.» Face à un préjudice pour lequel on ne peut trouver de faute, les magistrats, parfois pour des raisons compassionnelles, ont eu tendance à invoquer la responsabilité contractuelle, comme dans l’affaire Perruche. Cela aboutit à une «médecine défensive» qui a d’importantes répercussions pour les médecins en termes économiques (primes d’assurance) et démographiques (abandon des spécialités à risque). La loi Kouchner d’août 2002 a enrayé la dérive juridique, en reconnaissant l’existence d’un aléa thérapeutique non fautif pris en charge par la société.
Mais l’interrogation demeure. Face à ce qui est ressenti comme une «attitude figée du corps médical qui refuse d’accepter ses responsabilités», certains s’émeuvent de cette socialisation du risque qui pourrait conduire à déresponsabiliser les médecins. Comme invite à le faire Georges David, «nous nous sommes installés dans un statut d’infaillibilité qui comporte des conséquences fâcheuses. En statut d’infaillibilité, l’erreur est intolérable, elle se cache».
Droit à l’erreur et prévention.
Convenir d’un droit à l’erreur du médecin n’aurait que des conséquences bénéfiques. C’est donc à un changement culturel qu’invitent les membres de l’Académie. Reconnaître la faillibilité afin d’élaborer une politique de réduction des risques et de prévention des erreurs individuelles par l’enseignement, la réflexion collective et l’évaluation collective, mais aussi des erreurs collectives, notamment par la mise en place d’une prise en compte des «presque accidents» comme cela se fait dans le domaine aéronautique. «Il ne s’agit pas d’échapper à sa responsabilité, mais qu’au contraire chaque individu participant à la chaîne de responsabilité soit conscient de son implication dans la responsabilité collective», conclut le Pr Sureau.
* 16, rue Bonaparte, Paris 6e, de 16 heures à 18 heures, entrée libre. Séances suivantes les 18 janvier, 25 janvier et 1er février aux mêmes heures.
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