L’explication en est simple. Avec le développement de l’innovation technologique, le recours accru à l’ambulatoire, le développement du soin à domicile et l’évolution vers la chronicité de nombreuses pathologies, les prises en charge des patients se sont largement transformées. Désormais, elles sont dans de nombreux cas plus fragmentées, impliquant plus d’acteurs, et réalisées dans des lieux différents et des laps de temps plus courts. Or, tous ces facteurs ont en commun d’exiger des modes de coordination très précis. À défaut, le risque est d’observer des hospitalisations ou réhospitalisations inutiles, des duplications de traitements ou des traitements « futiles » voire dangereux, et d’une manière générale de l’incohérence entre les actions menées.
On retrouve là un phénomène classique en gestion : plus une activité se complexifie, plus la coordination doit être réfléchie et appliquée pour garantir conjointement qualité et efficience. Sinon, gaspillages de ressources humaines et financières et dégradations de la qualité risquent d’entraver les approches de coordination, aussi légitimes soient-elles sur le papier.
Il serait caricatural de considérer que les réformes actuelles, et notamment la loi HPST en France, ne tiennent pas compte de ce besoin. Les expérimentations des maisons de santé pluridisciplinaires jouent sur de nouvelles formes internes de coopération. Les raisonnements par filières au sein des ARS mettent également à l’ordre du jour des pratiques plus coopératives entre acteurs et structures de soins. Mais la difficulté majeure est de considérer une implantation concrète et, sans mauvais jeu de mots, coordonnée de ces approches. L’enjeu est en priorité celui de la prise en charge des maladies chroniques pour lesquelles, plus qu’ailleurs, la coordination joue un rôle majeur. En France, les maladies chroniques concernent environ 15 millions de patients, pour un coût annuel estimé à 81 milliards d’euros.
Sous-coordination
Les quelques études évaluant l’impact de cette sous-coordination dans le système de soins, essentiellement nord-américaines, montrent que l’enjeu est de taille. Les exemples d’une sous-coordination sont multiples : 70 % des événements indésirables graves correspondent à des défauts de communication ; 40 % des erreurs de prescription médicamenteuse sont le résultat d’une mauvaise coordination à l’arrivée ou à la sortie du patient d’un établissement de santé ; 70 % des médecins généralistes anglais rapportent des délais importants dans les envois des courriers de fin d’hospitalisation, ce qui compromet la qualité et la sécurité des soins dans 90 % des cas.
En termes d’impact, Medicare estime qu’aux États-Unis, 25 à 50 milliards sont gaspillés annuellement en hospitalisations inutiles, traitements injustifiés et doublons de prescription par manque de coordination dans le système (données 2004). Comme indiqué plus haut, le phénomène apparaît d’autant plus marqué que la maladie est chronique (diabète, asthme, cancer, maladies mentales, insuffisance cardiaque, notamment) car le risque d’être hospitalisé et d’utiliser de multiples services de santé y est plus élevé : chaque patient y voit en moyenne deux médecins généralistes et cinq spécialistes chaque année (certains patients peuvent même voir jusqu’à 16 praticiens par an), en complément de l’accès aux services permettant le diagnostic, le suivi et les prescriptions médicamenteuses (source Medicare).
Certes, un tel constat doit être interprété prudemment et pose la question de la transformation des gains potentiels en réelles améliorations. Mais c’est aussi tout l’intérêt de faire appel à la recherche en gestion pour donner des pistes concrètes…
Le concept de coordination, repères
Le concept de coordination est généralement distingué de ceux de « continuité des soins » et de « coopération ». La coordination touche aux moyens de mettre en lien différentes parties d’une même organisation des soins et de travailler les interdépendances. La communication concerne plus particulièrement la qualité des échanges oraux ou écrits entre acteurs. La continuité des soins joue pour sa part sur la fluidité des actions menées autour du parcours des patients, entre l’hôpital et son aval, via la médecine de ville et le médico-social. Une bonne continuité des soins, ou de la prise en charge des malades, est assurée lorsque les modes de coordination fonctionnent. La coopération pour sa part véhicule un jugement de valeur sur une relation entre acteurs. On coopère entre individus, alors qu’on coordonne des structures ou des actions. On peut d’ailleurs coordonner des actions entre des acteurs peu coopératifs, voire compétitifs, ce que traduit la notion de « coopétition ».
Il serait réducteur de ramener tout ce propos à une affaire de sémantique. L’essentiel est de comprendre comment avancer concrètement dans le domaine. Pour ce faire, il n’est pas inutile de rappeler certaines caractéristiques associées au concept de coordination.
D’abord les formes de coordination sont fragiles. Un comportement opportuniste de court terme peut dissuader de poursuivre un travail sur une coordination future. Les conflits d’intérêts et l’absence d’un langage commun peuvent également constituer des obstacles. Dans les activités complexes comme la prise en charge d’un malade, la coordination plaide aussi pour une certaine stabilité dans les équipes, car un membre possède un savoir-faire au service d’un collectif et il serait fautif de penser qu’il se remplace facilement. Or, ces notions autour de la fidélisation et de la création d’un climat organisationnel propice à la coordination apparaissent relativement peu travaillées, eu égard aux caractéristiques humaines de l’organisation des soins.
Par ailleurs, la coordination n’est pas réservée aux pathologies chroniques. Elle est un élément clé dans la prise en charge de la médecine aiguë (traumatisme, accident vasculaire cérébral, infarctus du myocarde, etc.). Dans ce cas, elle peut être vue comme une série d’interactions qui ne se limitent pas à un échange d’informations, mais s’étendent à la coopération interstructurelle (Samu, SAU, USI de spécialité, etc.) et au transfert de connaissances, à l’échange de savoirs entre acteurs. Souvent, un manque de coordination initial peut s’avérer irrémédiable et très préjudiciable en bout de processus, c’est l’effet « papillon ». Il y a donc un enjeu à comprendre les filières de soins comme des échanges d’expertises à formaliser entre spécialistes, médecins généralistes et autres acteurs de la prise en charge dans ces situations de médecine aiguë.
La coordination ne se décrète pas, elle se prouve. Elle englobe une approche managériale et de terrain, avec toutes les questions d’implantation que cela soulève pour assurer un changement réussi. Dans ce domaine, si les évaluations sont légion pour démontrer l’impact négatif d’une sous-coordination, il apparaît plus difficile de conduire un changement qui améliore significativement cette même coordination et d’en montrer les effets positifs en termes de qualité et d’efficience. Une équation simpliste consiste notamment à tout miser sur les technologies de l’information qui reste un vecteur (certes essentiel) et non un but pour résoudre ces questions. Mais, en agissant de la sorte, on oublie que la coordination dépend au moins autant de la qualité des relations humaines que de l’information transmise. Certaines études montrent par exemple que le face-à-face patient/infirmière de coordination est, comparativement au contact téléphonique, un facteur clé de réussite d’une organisation plus coordonnée. La coordination est multidimensionnelle : modes d’organisation coordonnés ou coopératifs (concertation pluridisciplinaire, coordination d’équipe dans des staffs, programmes de disease management), modes de suivi des patients (case-manager, infirmières de coordination), technologies de l’information bien évidemment.
Enfin, il est difficile d’évaluer le retour d’investissement pérenne d’une intervention visant à améliorer la coordination. Cela suppose d’inclure le coût de ces investissements et de comprendre comment les « gains » sont réellement inscrits d’une manière durable dans l’organisation (dans le budget, dans les critères d’évaluation de la qualité, ou en matière de politique sociale). C’est ce que les Anglo-Saxons appellent le « second implementation stage ». La coordination est aussi dépendante d’un contexte local. De ce fait, les opportunités et les coûts varient selon les situations et posent la question de la reproductibilité, et par voie de conséquence du caractère généralisable, de l’intervention.
Les gains liés à une meilleure coordination sont encore, pour la majorité, plus à l’état de promesses que de réalités concrètes : il y a donc urgence à développer des interventions avec toute la rigueur méthodologique nécessaire pour les implanter et en mesurer leurs impacts.
Une réforme structurelle fondée sur la coordination ?
Une meilleure coordination doit s’envisager dans différentes directions.
Elle concerne d’abord les incitations financières. Les modes de paiement actuels, trop émiettés entre l’hôpital (la T2A) et la médecine libérale (paiement à l’acte), n’incitent pas à la coordination dans le cadre des filières : les forfaits, et la capitation, apparaissent plus appropriés, même s’ils posent des questions de faisabilité. Il faut ajouter que les études de coût de la non-coordination renvoient à cette nécessité de développer des méthodologies de type microcosting, centrées sur le processus de prise en charge. C’est à ce niveau que l’on peut saisir la réalité des coûts évitables et le lien avec des tarifs de remboursement.
Une meilleure coordination concerne également les modes d’organisation. Dans ce domaine, les solutions visent à accélérer le développement des case-managers et autres métiers de coordination. Elles doivent également favoriser tous les raisonnements transversaux (de type « trajectory-line »). Les technologies de l’information, en particulier dans ce cas le développement des différentes variantes de télémédecine, doivent également être implantées et utilisées de manière large. Enfin, le rôle des patients est à repenser pour en faire un véritable acteur de cette coordination et de son évaluation…
Ces préconisations ne sont pas en soi innovantes, mais les mener de front, les évaluer qualitativement et comprendre l’impact qu’elles produisent l’est. Les mesures d’impact sont un sujet de recherche en tant que tel, nécessaire pour apporter des preuves de la qualité et de la pérennité dans ces changements. Un vrai enjeu pour asseoir les modifications structurelles souhaitables !
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