QUESTION : A QUI DONC demander de raconter la naissance de MSF ? A Pascal Grellety-Bosviel, l'ancien routard de l'OMS et de la Croix-Rouge internationale ? A son compère Max Récamier ? A Bernard Kouchner, l'étudiant de Cochin qui n'a pas encore passé sa thèse quand il décolle pour le Biafra, sa guerre d'Espagne ? A Jacques Bérès, l'éternel fonceur de l'humanitaire ? Aux journalistes Raymond Borel (« Tonus ») et Philippe Bernier ? Ceux-là en étaient tous, à la fondation de l'association, ce 22 décembre 1971.
Mais les absents du début revendiquent eux aussi haut et fort leur droit à revisiter le mythe fondateur de MSF : les Jean-Christophe Rufin, Xavier Emmanuelli et Rony Brauman, qui, fulmine Bernard Kouchner, « veulent réécrire l'histoire ». Chez les humanitaires, la chicaya est quasiment ontologique.
Alors, pour tout simplement écrire l'histoire de « MSF, la biographie »*, Anne Vallaeys s'est donné les moyens de son sujet : au long des quelque 800 pages rédigées tambour battant, elle alterne les arrêts sur image d'actualité et les entretiens avec tous les grands protagonistes qui ont fait l'histoire humanitaire.
C'est ainsi que nous feuilletons les pages d'un album qui, en trois décennies glorieuses, raconte souvent la mythologie de notre époque : tout commence donc au Biafra, avec les mousquetaires Kouchner, Récamier et Bérès ; puis les « Biafrais », avec leur culture de compagnons de route influencée par les communistes, s'associent aux « Tonusiens », plutôt versés à droite, et aux généralistes de province abonnés à l'hebdo médical aujourd'hui disparu. Jusqu'à ce jour de novembre 1974, où les tensions et les rivalités accumulées entre les deux groupes font voler l'attelage en éclats.
N'importe, l'aventure ne s'arrêtera plus. Les french doctors sont appelés en Indochine, puis au Liban, en Angola, en Turquie et au Guatemala.
« Dans leur salle d'attente, deux milliards d'hommes ».
En 1977, les Français découvrent une imposante campagne d'affiches sur les murs des villes : un enfant noir écarquille des yeux immenses derrière deux barreaux, avec, en légende, la formule restée gravée dans les esprits : « Médecins sans Frontières. Dans leur salle d'attente deux milliards d'hommes. »
1977, c'est l'épilogue de l'ethnocide cambodgien d'où débarquera le « Thaïlandais » Claude Malhuret, intronisé dans l'état-major de MSF par le communiste repenti Xavier Emmanuelli, prélude à l'affrontement sans merci entre les « Biafrais », partisans d'une conception provocatrice de l'humanitaire étatique, et les soixante-huitards adeptes de l'action concrète autonome. L'année d'après, voilà le gauchiste, l'ex-mao Rony Brauman, qui fait son entrée en scène.
Toutes ces forces centripètes vont se déchaîner à l'occasion de l'épopée tragique du malheureux bateau « Hai Hong » à bord duquel dérivent en mer de Chine 2 564 Vietnamiens. La tragédie des Boat People fait imploser MSF ; Xavier Emmanuelli publie dans « le Quotidien », le 4 décembre, un texte intitulé « Un bateau pour Saint-Germain-des-Prés » qui aura l'effet d'une bombe lancée contre « Un bateau pour le Vietnam », une opération dont Bernard Kouchner est le plus ardent militant, soutenue par de nombreux intellectuels comme Raymond Aron et Jean-Paul Sartre, ferraillant, une fois n'est pas coutume, dans le même camp.
Dans les années 1980, les médias focalisent sur MSF : « Ces médecins volontaires en tête des professions qui font le plus fantasmer les Français » (« l'Express »), « MSF, cette mappemonde de la souffrance des hommes » (« France Soir »), « Les SAMU du tiers-monde » (« Le Matin »), « Les provos de l'action humanitaire » (« Libération »). Tant il est vrai que cette histoire de MSF, les french doctors vont l'écrire sur la ligne de crête de la philosophie morale de l'époque, au cœur d'un monde déchiré, en quête de sens, où l'urgence d'une réflexion éthique se fait de plus en plus sentir du grand public. Le « tout-politique » des années 1970, au fil de l'épopée sans-frontiériste, va se transformer en un « tout éthique ».
Cette évolution passe sans doute par des personnes, d'autant plus qu'on a affaire à des figures sensationnelles qui prennent étonnement la lumière, mais elle dépasse probablement ces destins personnels.
De ce point de vue, en écrivant la biographie de Médecins sans Frontières, Anne Vallaeys fait beaucoup plus que de brosser les portraits opposés des bons et des mauvais génies de l'humanitaire. Son livre, c'est un peu comme une Légende du siècle.
Extraits*
Biafra 1968
En mai 1968, Bernard Kouchner termine une spécialité de gastro-entérologie à Cochin. « Je n'avais pas encore soutenu ma thèse, je l'écrirai plus tard. Le sujet ? Les enseignements de notre intervention humanitaro-médicale au Biafra » (...) Il sera de la première équipe des soignants de la Croix-Rouge française qui décollent pour le réduit biafrais le 3 septembre. Avec lui, Francis Dechartres, infirmier, et deux étudiants de 22 ans, Olivier Dulac et Jean-François Bernaudin, qui achèvent leur quatrième année de médecine. A la tête de cette jeunesse, Max Récamier, 40 ans.
Dix jours après l'envol sanitaire, les gens de la Croix-Rouge française interviennent sur les antennes d'Europe 1 et de l'Ortf pour lancer un nouvel appel aux volontaires. Les candidats seront rares. Le chevronné Pascal Grellety-Bosviel entraînera la deuxième équipe. Elle est composée de deux chirurgiens, la jeune Christiane Marot et le Guatémaltèque Minor Hernandez, des Drs Fernand Digeon et André Driot, et de l'anesthésiste Jean-François Lacronique (...) De septembre 1968 à janvier 1970, une cinquantaine de volontaires de la Croix-Rouge française participeront à la campagne biafraise, même aux 170 volontaires européens qui ont répondu à l'appel du Cicr. C'est au Biafra que naîtra le mythe récurrent du « sans-frontiérisme ». Des médecins de tous les bords politiques et philosophiques, las des querelles idéologiques stériles, abandonnent leur militantisme et volent vers le réduit d'Afrique équatoriale. Là où meurent les victimes d'une guerre infernale. Une sorte de baroud d'honneur au secours des souffrances engendrées par la duplicité de nations sans vergogne. Deux centaines de toubibs, francs-tireurs plongés dans une guerre qui les dépasse.
Le « débarquement » humanitaire au Biafra est le socle des récits contradictoires qui donneront corps à la saga de Médecins sans Frontières. Une genèse reprise à l'envi par les médias depuis trente-cinq ans. « L'exploit » biafrais s'inscrira dans le mythe de l'action humanitaire. Maintes fois communiqué sur les ondes, les écrans et les magazines, le récit fondateur construit l'aventure de cette poignée de médecins sollicitée par la Croix-Rouge nationale afin de secourir les Ibo martyrs du Biafra. Si, au XIXe siècle, les combats de Solferino ont permis au Suisse Henri Dunant de fonder la Croix-Rouge, le Biafra sera, pour Bernard Kouchner, le lieu d'une révélation. Dans « Charité-Business », il écrit : « Autour de la table d'une salle de garde au Biafra naîtra, dans le mois d'octobre 1968, l'idée de Médecins sans Frontières. »
Le Nobel, 1999
La conférence de presse se déroule sans anicroches, ce 16 octobre 1999 (...) Soudain, une rumeur monte du rez-de-chassée.
Biberson (président de MSF France cette année-là, Ndlr), silencieux, lit la photocopie de la dépêche AFP qu'on vient de lui transmettre. Puis, ce sont des cris, des applaudissements. A 11 heures ce matin-là, la rue Saint-Sabin (siège de MSF, à Paris, Ndlr) apprend que le comité d'Oslo vient de désigner MSF comme lauréat du prix Nobel de la paix. Un car de TF1 bloque déjà la rue, et ses techniciens déploient une parabole.
Le comité Nobel indique qu'il récompense le principe fondateur de MSF selon lequel « toutes les victimes de désastres d'origine humaine ou naturelle avaient droit à une assistance professionnelle fournie aussi rapidement que possible. Les frontières nationales, les circonstances ou les affinités politiques ne doivent avoir aucune influence sur la question de savoir qui doit recevoir l'aide humanitaire ».
Après l'annonce, Biberson et le Canadien James Orbinski, président de MSF International, s'enferment dans un bureau avec quelques membres. Car une telle récompense institutionnelle inquiète ; elle surgit de si loin de l'univers concret des Médecins sans Frontières. Quelques longues minutes plus tard, Biberson, notes en main, est happé par les journalistes des agences et les reporters radio qui doivent communiquer à tout prix des réactions pour le flash de midi. Le président déclare tout de go : « C'est bien embarrassant que MSF soit salué ainsi. Ce sont les combats que nous menons, les populations que nous secourons qui devraient être écoutés, filmés par vos caméras. Car MSF n'est qu'un outil. C'est en pensant à ceux-là que nous acceptons le prix. »
* « Médecins sans Frontières, la biographie », d'Anne Vallaeys, Fayard, 770 pages, 25 euros.
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