L'onde de choc ressentie au centre héliomarin, parmi les soignants comme les patients, a-t-elle été perceptible dans d'autres établissements de rééducation qui accueillent tétraplégiques, SLA et autres locked-in syndromes ? Les réactions observées à l'hôpital maritime semblent indiquer que l'« effet Humbert » n'a pas passé le front de mer berckois.
Le vénérable centre spécialisé, inauguré il y a près de cent cinquante ans par l'impératrice Eugénie, était pourtant situé aux premières loges pour réagir à l'événement, à l'extrémité sud de l'esplanade maritime, à l'entrée de la baie d'Autie, à 4 kilomètres d'Héliomarin, construit au nord. « Un patient m'a seulement dit, sans commentaire, qu'il m'avait vu à la télé », note le Dr Philippe Tronchet, médecin chef du service de rééducation neurologique.
Parmi ses dix-huit patients, précise-t-il, des locked-in syndromes, des tétraplégiques, et en particulier « trois personnes dans des situations très comparables à celle de Vincent Humbert, à ceci près qu'elles n'ont pas perdu la vie ».
Evidemment très proches géographiquement et médicalement du jeune homme, chacun d'eux aurait pu se poser la question : pourquoi pas moi ?
Mais rien de tel.
Dans cet établissement immense aux vastes volumes baignant dans la lumière du front de mer, le désir de mort, pour autant, n'est pas inconnu. Christophe Herengel, infirmier en neurologie, se souvient du cas de Dominique T., « un locked-in syndrome qui avait été admis ici il y a sept ans, à la même époque que Jean-Dominique Bauby (voir encadré). La quarantaine , ce père de famille trouvait en particulier insupportable d'être exposé dans son état devant ses jeunes enfants. Il nous a demandé de l'aider à mourir avec une insistance telle que, les mois passant, nous nous sommes résolus à l'"aider".Comme il était insulinodépendant, dans un premier temps, nous avons arrêté les insulines. »
Revirement
L'affaire, qui avait fait l'objet de débats dans le service et l'hôpital, s'est ébruitée. « Emmanuel Hirsch, chargé à l'AP-HP des questions éthiques, a débarqué pour nous expliquer que nous ne pouvions en aucun cas continuer à agir dans cette voie. On a tout arrêté et Dominique a été envoyé un mois à Jeanne-Garnier, un centre historique spécialisé dans les soins palliatifs. Quand il est rentré à Maritime, il avait décidé de continuer à vivre. Il ne nous a rien dit des raisons de son changement d'avis et personne n'a osé l'interroger. »
A l'évocation de ce revirement, l'infirmier, rétrospectivement, a du mal à contenir son émotion. Le cas Dominique reste à jamais gravé dans sa mémoire.
Le directeur des soins, Jackie Bondrole, confirme que, « malgré la lourdeur des handicaps traités ici, les équipes n'ont pas à connaître de demande de mort. Pas davantage depuis la médiatisation du cas de Vincent Humbert. Pas de reproductibilité, assure-t-il, ni de contagion. »
Pour autant, Maritime n'est pas à l'abri des drames. Le Dr Tronchet garde le souvenir de ce paraplégique qui était atteint d'une psychose maniaco-dépressive et qui a réussi à se défenestrer il y a dix ans, dans sa chambre.
Pour le médecin chef, cependant, même dans les cas de dépendance très aggravée, les équipes parviennent à élaborer avec l'intéressé des projets d'avenir, en général fondés sur une certaine participation à la vie de famille. « Même quand la famille est évanescente, un minimum de récupération permet l'utilisation d'un ordinateur et un minimum d'activité. Le simple fait d'écouter de la musique permet de procurer une certaine joie de vivre. »
Pour ces patients, l'incontinence, l'impossibilité de se gratter le nez ou de déglutir constituent autant de difficultés de tous les instants, mais la plus insupportable réside dans l'impossibilité de communiquer. Les locked-in syndromes, avec leurs seuls mouvements oculaires, parviennent bien à épeler des mots grâce à la méthode dite ESARIN (un alphabet où les lettres se suivent dans l'ordre de leur fréquence en français), mais il y a toujours des cas limites. Par exemple cette jeune femme espagnole qui comprend le français mais a les plus grandes difficultés à l'écrire. « La semaine dernière, raconte le Dr Tronchet, il lui a fallu une demi-heure pour nous faire comprendre qu'elle ne voulait pas se rendre chez le coiffeur comme cela avait été programmé. »
Suivi psychologique
Des psychologues cliniciens sont évidemment attachés à l'établissement. Environ un quart des patients seraient sous antidépresseurs.
Les soignants eux-mêmes expriment le besoin d'un suivi psychologique. A leur demande, ils vont se réunir cette semaine pour la première fois en groupes de parole, avec une psychologue pour « verbaliser » leurs expériences. « Nous avons tous des histoires à raconter sur nos liens avec les patients, assure Christophe Herneguel , en particulier sur nos relations affectives avec eux. C'est vrai que la plupart venant de la région parisienne, il sont ici relativement isolés de leur entourage. Alors, nous sommes un peu des substituts affectifs. »
Une affectivité que bannissent les codes de bonne pratique hospitalière, qui interdisent par exemple le recours au tutoiement. Mais comment vivre sans ce lien d'humanité avec de tels patients, demandent les infirmiers ?
Un lien qui surprend quand on parcourt pour la première fois les couloirs interminables de Maritime, où nul se se croise sans se saluer ni échanger quelques paroles. Cette familiarité règne même hors les murs où les Berckois sont habitués depuis des générations à la présence de personnes en fauteuil ou en coquille. « On baigne dans le polyhandicap, souligne Jackie Bondrole, le regard du passant n'est jamais dérangeant. »
Un cas comme celui de Vincent Humbert pourrait-il se produire ici ? « Evidemment oui, même si ces situations sont rarissimes, répond la surveillante de l'unité Ménard, Christine Lebas. C'est pourquoi nous sommes très attentifs aux relations avec les familles. Certaines mères arrivent ici et sont tellement assidues que si nous ne maintenions pas un minimum d'éloignement, elles installeraient un lit de camp dans la chambre de leur fils. » Car l'aspect le plus pathétique de l'affaire Humbert, estiment ici la plupart des soignants et des médecins, réside dans le rôle assumé par Marie, la mère de Vincent.
Galerie Jean-Dominique Bauby
Le journaliste Jean-Dominique Bauby, atteint en décembre 1995 d'un locked-in syndrome, a été admis à l'Hôpital maritime de Berck l'année suivante. C'est en se servant de sa seule paupière gauche que grâce à l'alphabet ESARIN il a rédigé un essai qui a remporté un succès retentissant, « le Scaphandre et le Papillon » (éditions Robert Laffont). Le rédacteur en chef du magazine « Elle » y livre sans se départir de son sens de l'humour et avec de grands bonheurs de plume l'expérience unique de liberté intérieure qu'il a menée dans sa chambre de l'Hôpital maritime ; il raconte comment son esprit papillonne, malgré ce corps semblable à un lourd scaphandre.
Le souvenir de ce patient à la joie de vivre extraordinairement communicative reste très vivace dans les esprits des équipes soignantes. « C'était notre premier locked-in syndrome, témoigne l'infirmier Christophe Herenguel, c'est lui qui nous a appris notre travail. »
Dans son livre, Bauby met en scène la grande galerie du front de mer, très cinématographique avec ses hautes baies vitrées, ses palmiers dans des caisses monumentales et, au centre, un buste en marbre de l'impératrice Eugénie, qui inaugura les lieux. Ce buste était protégé par une vitre dans laquelle il découvrit pour la première fois après son accident, son visage difforme.
Aujourd'hui, son livre trône devant le buste impérial. Et le directeur de l'hôpital, Maurice Dacord, a décidé de donner à la Galerie le nom du journaliste-écrivain locked-in syndrome. Inauguration courant 2004.
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