L'histoire se passe il y a quelques mois, dans une maternité publique de province. Restructuration oblige, la directrice de l'Agence régionale de l'hospitalisation (ARH) demande à l'équipe d'obstétriciens d'assurer des gardes dans un établissement distant de quelque 40 kilomètres.
La « mission de service publique » est invoquée. Cela n'empêche pas une femme médecin de répondre « non ». Sans hésiter. Et de préciser : « J'ai aussi pour mission d'élever chez moi correctement trois citoyens. » Estomaquée, la directrice de l'ARH rétorque : « Je n'ai jamais entendu ça ! » Et la praticienne de s'étonner : « Ah bon ? Eh bien vous avez intérêt à ouvrir vos oreilles, parce que ce n'est qu'un début. »
L'anecdote est révélatrice à plus d'un titre. Car cette anecdote vraie raconte les difficultés que peuvent rencontrer les femmes médecins à l'hôpital, la particularité de leur position, la faible mesure, par les pouvoirs publics, des conséquences de la féminisation du secteur. Les femmes médecins occupent aujourd'hui à l'hôpital une place presque aussi importante que les hommes.
Majoritaires en 2020
En 2020, elles y seront très largement majoritaires. Cela bien sûr, parce que les femmes médecins « tout court » sont de plus en plus nombreuses - chez les étudiants, il y a maintenant plus de filles que de garçons -, mais aussi parce que les spécialités représentées à l'hôpital sont particulièrement féminisées. Résultat : proportionnellement, il y a bien plus de femmes médecins à l'hôpital (autour de 47 % des effectifs) qu'en ville (28,5 %). Entre les murs hospitaliers, certaines spécialités ou disciplines enregistrent des taux de féminisation records. C'est le cas de l'anatomo-cyto-pathologie, où 66 % des médecins sont des femmes, de la pédiatrie (62,4 %) ou de l'endocrinologie (61 %). D'autres sont restées très masculines. En chirurgie, l'obstétrique et l'ophtalmologie mises à part, les femmes font pâle figure. Toutes spécialités chirurgicales confondues, elles représentent en effet 17,6 % des troupes. 6,1 % en chirurgie générale, 3,3 % en chirurgie orthopédique-traumatique. Chiffre révélateur : la moitié des femmes chirurgiens praticiens hospitaliers (PH) ne sont pas mariées.
Dire pour autant que vie de couple et médecine hospitalière sont antinomiques pour une femme serait exagéré. En revanche, mener de front une vie de mère et une vie de médecin à l'hôpital relève parfois du tour de force. Les acrobaties que l'exercice suppose expliquent sûrement que, toutes choses égales par ailleurs (âge, nombre d'enfants à charge...), les femmes travaillent en moyenne sept heures de moins que les hommes par semaine (voir tableau).
Longtemps, les femmes ont, volontairement ou non, cherché à tout assumer. « Nous le faisions en grande partie parce que nous avions les moyens financiers de le faire, et surtout la possibilité de faire garder nos enfant », reconnaît aujourd'hui l'une d'elles, qui, à 60 ans passés, avoue avoir « beaucoup sacrifié sa vie personnelle ». Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Très souvent, les femmes disent « stop » à la jonglerie entre la garde des enfants et leurs propres gardes, au grand écart entre la formation continue (« On peut être dépassé en six mois ! ») et la nécessité de passer du temps avec leur progéniture. Et puis, entre les nourrices et les impôts, elles font leurs comptes. « Quand les enfants sont petits, on commence à gagner notre premier centime... le premier juillet, raconte le Dr Pascale Lepors, obstétricienne à l'hôpital de Saint-Malo, moi, financièrement, je travaille pour un trimestre par an. »
La parité est loin une réalité
Quand le casse-tête devient trop pesant, il arrive que les femmes arrêtent complètement de travailler. Le Dr Christine Bonnet, anesthésiste, la cinquantaine aujourd'hui, s'est retirée des affaires après la naissance de sa deuxième fille. Plus de temps pour aller écouter des conférences, pour « bouquiner ». Plus moyen, faute de disponibilité, de « faire bien (son) boulot ». Moins radical que la cessation d'activité, le recours au temps partiel est choisi à l'hôpital par un quart des femmes de moins de 45 ans (voir tableau). Cette option a évidemment des répercussions importantes sur l'organisation du travail médical à l'hôpital. Des effets que mesurent bien les directeurs d'établissement (« le temps partiel accentue les difficultés démographiques »), explique ainsi Alexis Dussol, président de la Conférence des directeurs de centre hospitalier) mais que peinent à prendre en compte les pouvoirs publics. La féminisation de l'hôpital est évoquée au détour de phrases dans tous les rapports sur l'évolution de la démographie médicale. Point.
La Direction de l'hospitalisation et de l'organisation des soins (DHOS) sait bien que les femmes travaillent moins que les hommes, au jour le jour comme sur toute la carrière, les médecins femmes levant le pied plus tôt que les hommes. La DHOS sait aussi que, si les femmes sont aujourd'hui présentes dans des spécialités à exercice contraint (30 % des effectifs aux urgences, 42 % en anesthésie réanimation), elles pourraient bien s'en détourner et accentuer une pénurie qui existe déjà - l'anesthésie serait ainsi en voie de « déféminisation ».
Malgré cela, les projections - et donc les corrections éventuelles du numerus clausus - ne sont pas pondérées. Et certains observateurs prédisent une sorte d' « explosion » de l'hôpital par les femmes.
Pour rectifier le tir, peut-être les pouvoirs publics seraient-ils bien inspirés de se pencher sur la carrière des femmes à l'hôpital. Car si l'institution compte presque autant de femmes que d'hommes médecins, la parité est loin d'exister dans les fonctions de responsabilité. Aucune statistique nationale ne dit combien de femmes sont aujourd'hui chefs de service (à l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris - AP-HP - elles sont une centaine pour 750 services) ou présidentes de commissions médicales d'établissements (les estimations tournent autour d'une cinquantaine pour toute la France). Un PH sur six serait une femme et plus rares encore sont les femmes professeurs de médecine. Représentative du taux de féminisation général de l'hôpital avec 47,37 % de femmes parmi ses médecins, l'AP-HP se caractérise sans aucun doute par un équilibre des sexes à l'intérieur des catégories de praticiens beaucoup plus grand qu'ailleurs : 33,82 % de ses médecins hospitalo-universitaires sont des femmes, 50,52 % de ses PH, 65,42 % de ses assistants, 45,74 % de ses attachés, 52,50 % de ses internes.
Le déroulement des carrières hospitalières est très figé. Pour les femmes, c'est une chance et une malchance. Une chance parce que les échelons se gravissent automatiquement et que les salaires afférents suivent, que les médecins soient hommes ou femmes. Une malchance parce que tout se joue au moment où les femmes ont des enfants et que, si elles décident de se ré-investir dans leur travail au bout de dix ans, personne ne les aura attendues. Des chefs de service auront été nommés et resteront en poste jusqu'à leur retraite, le temps du professorat sera passé.
De fait, si les femmes sont encore peu nombreuses non pas à « revendiquer » - beaucoup le font... jusqu'à ce qu'elles aient des enfants - mais à « prendre » le pouvoir à l'hôpital, c'est parce qu'elles y renoncent d'elles-mêmes. Psychiatre, le Dr Nicole Garret-Gloanec résume les choses de cette manière : « A aucun moment je ne me suis sentie brimée par le fait d'être une femme. Mais je sais que j'ai investi les choses différemment. » Psychiatre elle aussi, chef de service, mère de deux enfants et présidente de l'INPH (Intersyndicat national des praticiens hospitaliers), le Dr Rachel Bocher pense pour sa part que la pénurie médicale a rendu service et va continuer à rendre service à ses consurs : « Pour nommer un médecin, on ne va plus choisir entre un homme et une femme mais prendre celui ou celle qui présente les compétences, le profil de poste adéquats. » Le raisonnement est séduisant. Il ne convainc pas les plus pessimistes. Ainsi, le Dr Stanislas Johanet, ancien président de l'INPH, note que la pénurie médicale « ne touche pas les postes attractifs » et que ce ne sont jamais les meilleures places que « les hommes laissent aux femmes ». S'il s'agit de donner une chance aux médecins femmes d'accéder à des fonctions de responsabilités, le Dr Johanet ne voit à court terme qu'une solution : la « précarisation » de ces postes, permettant le renouvellement de leurs titulaires.
Durée hebdomadaire de travail des médecins hospitaliers en janvier 1999
.
Salarié
hospitalier
(heures)
.
Temps complet53,7
HommesTemps partieln.s.
Ensemble53,4
.
Temps complet46,6
FemmesTemps partiel53,3
Ensemble42,2
.
Temps complet50,8
Temps partiel26,2
EnsembleRural44,4
Villes48,8
Agg. parisienne48
Ensemble48,1
.
Part des médecins hospitaliers à temps partiel (en %) en janvier 1999
.
Salarié
hospitalier
.
- de 45 ansn. s.
Hommes45 ans et +n. s.
Ensemble1
.
- de 45 ans25
Femmes45 ans et +15
Ensemble21
.
- 45 ans13
Ensemble45 ans et +8
Ensemble10
.
n. s. : non significatif.
Source : INSEE, enquête emploi 1999.
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