Le sociologue : derrière l'automate, la fascination du sosie
Pour Victor Scardigli, sociologue, directeur de recherche au CNRS (Institut de recherche interdisciplinaire en socio-économie, université Paris-Dauphine), le progrès technique et ses mythes, dissimulent (mal) la fascination de l'homme pour son sosie machine.
LE QUOTIDIEN -C'est un constat, nous sommes entrés, du moins en Occident, dans une société de l'information, un monde numérique, avec une mathématisation et une technicisation croissante de notre mode de vie. Cela nous est présenté comme un processus inéluctable imposé par l'évolution des techniques. Mais le progrès technique ne sert-il pas parfois de prétexte ?
VICTOR SCARDIGLI -Prétexte, je ne sais pas si c'est le mot. Mais ce qui se cache derrière le progrès de l'automatisation, c'est au fond le vieux mythe du remplacement de l'homme par la machine, la création d'un double qui vive dans un monde virtuel. Philippe Breton, dans son « Histoire de l'informatique » parue en 1987, montre que le point de départ des recherches sur la mise en ordinateur de la vie sociale se situe à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les esprits sont traumatisés par les horreurs de ce conflit et certains scientifiques imaginent que les machines, délivrées des passions, seraient plus à même que l'homme de prendre des décisions pour gérer le monde, en dehors de tout climat conflictuel. Le mathématicien américain Norbert Wiener, fondateur de la cybernétique, espère construire grâce à l'ordinateur une société d'où serait enfin banni tout risque de retour à la barbarie nazie. Ainsi vont démarrer les premiers travaux sur l'intelligence artificielle.
Dans les innovations, il y a toujours un argument économique ou industriel, mais aussi, sous-jacente, la fascination du sosie d'homme, la volonté de reproduire l'intelligence humaine.
Dépossession
C'est vrai notamment dans le milieu que vous avez étudié, celui des pilotes d'avion* confrontés à des tableaux de bord de plus en plus automatisés et sophistiqués.
Au départ, il s'agissait d'éviter certains accidents en suppléant aux défaillances humaines. Mais il est arrivé qu'avec certains pilotes automatiques, au cours de l'atterrissage, la machine remontait automatiquement l'avion lorsque le pilote dépassait une certaine limite de vitesse, au risque de déstabiliser l'équipage au moment où il avait commencé sa manuvre. C'était une conception contre-intuitive qui fut corrigée par les ingénieurs grâce aux conseils des pilotes. Car l'automate manifeste le visage que les ingénieurs de conception entendent donner à la société de l'information.
Face à l'automatisation de son activité, l'utilisateur paraît partagé entre une certaine fierté (acquérir de nouvelles compétences sur des technologies de pointe) et la peur d'être remplacé par la machine. Il y a eu des grèves de pilotes pour s'opposer notamment à une surveillance constante. Les entretiens que nous avons réalisés expriment dans l'ensemble chez les pilotes un sentiment de dépossession.
Y a-t-il des similitudes avec la situation des médecins ?
En médecine, le médecin généraliste n'est plus l'intercesseur privilégié, il est privé d'une partie de ses contacts avec les malades. Il leur prescrit des analyses et les envoie chez des spécialistes. Le corps est étudié par morceau, chacun par un spécialiste. Comme dans le cas des pilotes, le progrès technique consiste à se demander comment « maximiser » les suppléments de vie et réduire les risques. Cela conduit à de remarquables prouesses ; mais si on n'impose pas de limites aux machines, cela peut aussi conduire à l'éviction totale des destinataires du progrès : à une déshumanisation de la relation entre les malades et les soignants.
L'intuition toujours là
N'y a-t-il pas aussi beaucoup de fantasmes dans les peurs liées à la numérisation des activités humaines ?
Certes. Je les avais décrits en 1992. Les calculettes n'ont pas provoqué les catastrophes annoncées : les enfants ne savent pas plus mal leurs tables de multiplication. L'informatique s'est répandue sans que l'homme soit passé pour autant à un raisonnement plus digital. L'informatisation n'a pas éliminé l'intuition. En revanche, le côté triomphaliste de la science cognitive est toujours d'actualité. On imagine la production de l'être humain total. La numérisation gagne de proche en proche toutes les dimensions de la personne humaine. Les machines ne se contentent plus de simuler l'intelligence, elles s'introduisent dans la vie affective ou sociale : ce sont les jouets affectifs comme le Tamagotchi ou le chien Aibo de Sony. Quand j'apprends que des mères laissent leur enfant face au tapis d'éveil ou avec des gadgets automatisés au lieu de les prendre dans les bras, je m'inquiète !
Finalement, vous n'avez pas l'air de croire beaucoup aux progrès apportés par l'informatisation ?
Il ne viendra pas, je pense, à l'esprit du médecin de remettre en cause l'automatisation qui fait partie du progrès technique. J'ai un ordinateur et je m'en sers. J'aurais du mal à m'en passer. Mais je combats les utopies contenues dans certains discours. N'a-t-on pas dit et écrit que l'informatisation allait résoudre les problèmes des pays en développement ? Dans le concept de Centre mondial pour l'informatique et les ressources humaines, aujourd'hui disparu, élaboré par Jean-Jacques Servan-Schreiber, on allait mettre en place dans le tiers monde, par zone de 50 000 habitants, un trio d'experts, médecin, ingénieur et agronome, relié à un ordinateur portable tout terrain, ce qui pourrait résoudre tous les problèmes. Mais dans la brousse, il n'y a pas de prise pour charger sa batterie et l'ordinateur ça tombe en panne. Au contraire, on observe un décalage de plus en plus grand avec les cultures qui évoluent lentement.
Le rythme du progrès s'est accéléré. Le problème, c'est qu'on n'en maîtrise plus les situations de rupture permanente. On lance des innovations sans s'interroger sur leurs conséquences à très long terme. Nos sociétés n'ont pas tiré toutes les leçons des expériences du passé, nucléaires ou autres, qui devraient nous inciter à la prudence. Pour ma part, je pense qu'on aurait tout intérêt à mettre en place des comités d'éthique, composés de représentants variés de la société civile, pour envisager les conséquences de l'introduction de chaque technologie majeure.
* Voir l'ouvrage que Victor Scardigli vient de publier, « Un anthropologue chez les automates », Coll. Sociologie d'aujourd'hui, PUF, 149 F.
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