Décision Santé. Pourquoi votre dictionnaire comprend une entrée « Santé » mais pas « Médecine ». La médecine n’aurait-elle pas vocation à être un concept philosophique ?
André Comte-Sponville. Tous les mots importants pourraient faire l’objet d’un traitement philosophique. Ce dictionnaire comprend 1 654 entrées. Dans une prochaine édition, je pourrais réserver un traitement particulier à la médecine. Mais si j’ai choisi la santé, c’est peut-être parce qu’elle est plus importante que la médecine. Mieux vaut avoir une bonne santé qu’un bon médecin ! La santé est l’une des affaires essentielles de la vie. La médecine est à son service, mais ne saurait ni y suffire ni en tenir lieu. Elles ne sont donc pas au même niveau. Quant au lien entre médecine et philosophie, c’est un débat traditionnel depuis les Grecs et qui n’a jamais cessé depuis : j’en ai parlé dans certains de mes livres ; j’y reviendrai sans doute.
D. S. Ce qui est nouveau dans votre dictionnaire, c’est l’absence de jargon.
A. C-S. En quoi je suis plus moderne que d’autres ! Le jargon en philosophie est en net recul, on le voit avec le retour en grâce d’Albert Camus. Ce qui est jargonnant vieillit mal. Refuser le jargon est un acte de modernité. C’est aussi une tradition française : nos plus grands philosophes sont souvent de grands écrivains, qui écrivent clairement et s’adressent au grand public : comparez par exemple Montaigne, Descartes ou Pascal avec Leibniz, Kant ou Hegel ! J’ai voulu, comme Alain, ériger la définition en genre littéraire et philosophique à part entière. « Définition » en grec se dit « aphorismos ». Un dictionnaire philosophique, s’il est bien écrit, doit donc s’approcher d’un recueil d’aphorismes. Mais j’ai aussi pris modèle sur le Dictionnaire philosophique de Voltaire, qui voulait exposer sa propre philosophie par ordre alphabétique. Un dictionnaire philosophique n’a pas la philosophie pour objet, à la différence des dictionnaires de philosophie, mais la philosophie pour contenu. Et non pas la philosophie en général, qui n’est qu’une abstraction, mais une philosophie en particulier, celle de l’auteur. Bref, c’est bien un dictionnaire que j’ai voulu faire, mais personnel, engagé, subjectif : un dictionnaire à la première personne ! Ces deux exigences, loin de se nuire, se soutiennent mutuellement. Lorsqu’une définition est insérée dans une pensée personnelle, elle devient plus éclairante pour le lecteur.
D. S. Pas de jargon donc mais un recours au vocabulaire technique. Que signifie l’aponie ?
A. C-S. La philosophie, comme toute discipline intellectuelle, a en effet un vocabulaire technique, qu’il faut connaître pour la pratiquer valablement. Raison de plus pour faire un dictionnaire ! Par exemple l’aponie, notamment chez Épicure, c’est l’absence de souffrance corporelle, par différence avec l’ataraxie, qui désigne l’absence de trouble de l’âme. Les deux, ensemble, résument la conception épicurienne du bonheur, qu’on pourrait définir, dans un langage plus moderne, comme la conjonction du bien-être (aponie) et de la sérénité (ataraxie). La capacité de souffrir fait partie de la santé : elle représente un avantage sélectif. Mais c’est le plaisir qui est un bien. Autrement dit, il s’agit de faire reculer la douleur et l’angoisse, afin d’augmenter la place réservée au plaisir. Cela dit, l’absence de douleur physique est plutôt banale, spécialement, de nos jours, grâce aux progrès de la médecine. La sérénité est plus rare. Ne comptons pas sur la médecine pour nous apporter le bonheur, ni pour tenir lieu de sagesse !
D. S. Que feriez-vous si vous possédiez la bague de Gygès ?
A. C-S. Question bien indiscrète : je ferai peut-être des choses inavouables… Qui est Gygès ? C’est un berger, nous raconte Platon dans la République, qui a trouvé une bague magique. Lorsque le chaton est tourné vers l’intérieur de la paume, il devient invisible, et visible lorsque le chaton est à l’extérieur. Gygès, qui était réputé honnête homme, profite des pouvoirs exorbitants de cette bague afin d’assassiner le roi, de prendre sa place et de commettre les pires forfaits. Qu’en conclut le personnage de Platon qui raconte cette histoire ? Que nous n’avons une morale que parce que nous avons peur. Si nous étions invisibles, il n’y aurait plus de limites au crime. La morale ne serait donc qu’une hypocrisie. Bien sûr, Platon n’en croit rien, et moi non plus. La morale ne se réduit pas à la peur du gendarme ou du qu’en dira-t-on. Mais le mythe de Gygès est une expérience de pensée passionnante : elle permet à chacun de distinguer ce qui relève de la morale et ce qui relève de la prudence.
D. S. Le mythe d’Er serait selon vous le plus beau mythe platonicien. Pourquoi ?
A. C-S. J’ai peu de goût pour les mythes. Mais certains sont très beaux, comme le mythe d’Er. Que raconte-t-il ? C’est l’histoire d’un individu qui meurt dans une bataille, puis ressuscite. Il a passé quelques jours dans le royaume des morts. Qu’a-t-il observé ? Il a vu les rassemblements des âmes avant de nouvelles réincarnations. Chacun choisit la vie qui sera désormais la sienne, mais le fait en fonction de ses vies passées. Ulysse, qui en a soupé des aventures, choisit la vie d’un homme simple, tranquille, sans histoire. Pour Platon, cela signifie que nous sommes libres. La vie que nous menons est celle que nous avons choisie. Toutefois, ce choix-là serait conditionné par les vies antérieures. Est-ce encore une liberté ? Ce mythe est profond parce qu’il soulève la question du libre-arbitre comme étant le choix par chacun de soi-même. Choix paradoxal, et peut-être impossible…
D. S. Quelle serait votre option ?
A. C-S. Le libre-arbitre comme liberté absolue, à la manière de Descartes ou de Sartre, me paraît être une pure fiction. La liberté est plutôt de pouvoir se libérer peu ou prou, de façon toujours inachevée, des différents déterminismes qui pèsent sur nous. Je suis moins un philosophe de la liberté qu’un philosophe de la libération.
D. S. Pensez-vous comme Démocrite que la vérité est au fond de l’abîme ?
A. C-S. Oui, au sens où on ne la connaît jamais toute entière ni absolument. Mais cet abîme est le monde même, donc aussi la vérité. C’est le paradoxe. La vérité est au fond de l’abîme qu’elle constitue elle-même. Il ne faut pas confondre la vérité et la connaissance. La vérité est infinie, absolue, éternelle. Toute connaissance est limitée, relative, historique. On se trompe lorsqu’au nom de la relativité de la connaissance, on prétend que la vérité n’existe pas. Si tel était le cas, il n’y aurait rien à connaître, ni même à ignorer : il n’y aurait aucune différence entre un savant et un ignorant, ni entre une science et une superstition…
D. S. Quel est votre conatus ?
A. C-S. C’est moi-même, en puissance et en acte. Le conatus, chez Spinoza, c’est l’effort de tout être pour persévérer dans son être. On peut aussi le définir comme la puissance d’exister ou d’agir. La santé ferait un assez bon synonyme de conatus. Elle ne suffit pas au bonheur. Mais c’est une condition nécessaire. La plus grande des sagesses peut être contrariée par la maladie. C’est pourquoi il ne faut pas valoriser la sagesse à l’excès. Dans le dictionnaire, on peut lire un article « Primat/primauté ». J’entends par primat ce qui est objectivement le plus important ; et par primauté, ce qui vaut le plus, subjectivement. Je dirais volontiers : primat de la santé, primauté de la sagesse. Selon l’ordre des causes, la santé est plus importante que la sagesse. Une tumeur au cerveau peut transformer un sage en fou. Mais primauté de la sagesse, parce que j’ai évidemment plus d’admiration pour un sage que pour un individu en bonne santé.
D. S. Vous citez certes Montaigne et Spinoza dans le dictionnaire, mais aussi Woody Allen. Est-ce bien raisonnable ?
A. C-S. Bien sûr que oui ! Il y a des perles merveilleuses dans son recueil Dieu, Shakespeare et moi, à la fois drôles et profondes. Il possède quelque chose qui n’est pas si fréquent, l’esprit métaphysique.
D. S. Comment peut-on définir cet esprit métaphysique ?
A. C-S. C’est se poser des questions radicales ou ultimes. Par exemple : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Ou lorsque Woody Allen écrit : « Il se pourrait que rien n’existe et que tout ne soit qu’illusion ; mais, dans ce cas, j’aurais payé ma moquette beaucoup trop cher. » Cela donne à penser autant qu’à rire ! Que tout soit illusion, c’est en effet une possibilité, par nature irréfutable. Mais une moquette illusoire rendrait alors exactement les mêmes services qu’une moquette réelle. Pourquoi la payer moins cher ? Et qu’est-ce que cela peut signifier, si tout est illusion ? Woody Allen rencontre un problème métaphysique : est-ce que je peux être certain de l’existence du monde matériel ? La réponse est non, et cela fait vaciller nos évidences. Dans le même temps, il relativise l’importance de ce problème, parce qu’en pratique cela n’a aucune conséquence. Vrai problème, fausse objection, et c’est la conjonction des deux qui fait rire.
D. S. Êtes-vous un humaniste ?
A. C-S. Oui, mais au sens de Montaigne. Je ne crois pas davantage en l’Homme qu’en Dieu. D’abord, il n’y a pas à croire en quelque chose qui existe évidemment. Quant à la bonté de l’Homme, alors là, j’y crois encore moins. Nous savons d’expérience que les humains sont davantage capables du pire que du meilleur, et du médiocre plus souvent que du pire. Je ne suis pas misanthrope. L’homme n’est ni bon, ni mauvais ; il est médiocre. Il ne s’agit pas de célébrer sa grandeur, mais au contraire de nous pardonner mutuellement nos faiblesses. C’est ce que j’appelle un humanisme de la miséricorde, tel qu’on le voit en effet chez Montaigne. L’homme n’est pas notre Dieu, mais notre prochain. L’humanisme n’est pas une religion, mais une morale. Il ne s’agit pas de « croire en l’Homme », comme on le dit niaisement, mais de « faire bien l’Homme », comme dit Montaigne. Et comme nous sommes tous médiocres par quelque côté, nous avons une belle marge de progression !
D. S. Seriez-vous alors zététique ?
A. C-S. Ce qu’on appelle l’école zététique était en fait celle des sceptiques. Ils pensent que l’on ne peut jamais atteindre la vérité, mais que ce n’est pas une raison pour cesser de la chercher. D’un côté, on ne connaît jamais la vérité absolument ni avec une totale certitude. Et pourtant, on en connaît assez pour distinguer la connaissance de l’ignorance, la sincérité du mensonge, la lucidité de l’illusion. Sur cette question, Pascal est encore plus éclairant que Montaigne. Dans les Essais, Montaigne s’interroge sur le fait que selon Ptolémée, le Soleil tournait autour de la Terre. Aujourd’hui, on nous dit l’inverse. Qui sait, demande Montaigne, si dans quelques siècles, on ne reviendra pas à l’opinion antérieure ? Eh bien non, cela est exclu ! L’histoire des sciences est irréversible. Comme le dit Gaston Bachelard, l’histoire des sciences est l’histoire des progrès de la connaissance. Pascal en son temps l’avait compris lorsqu’il écrivait : « On ne connait jamais le bien et le vrai, mais clairement le mal et le faux. » Karl Popper le dira sous une autre forme, avec le concept de falsifiabilité. On ne peut jamais être certain de la vérité d’une théorie ; mais on peut démontrer avec certitude sa fausseté. Les sciences avancent non pas de certitude en certitude, comme le croyait Descartes, mais par conjectures et réfutations.
D. S. Que serait le kairos en médecine ?
A. C-S. Le kairos, c’est le moment opportun ou favorable. C’est très important pour le patient, qui doit consulter au bon moment, pas trop tôt, pas trop tard, comme pour le médecin qui doit prescrire ou opérer au bon moment, ni trop tôt, ni trop tard. Le kairos, c’est donc savoir habiter le temps, c’est-à-dire faire ce qui dépend de nous, au bon moment, pour affronter au mieux ce qui n’en dépend pas. La médecine parce qu’elle est confrontée à la vie, donc au temps, affronte en permanence l’irréversible. En médecine ou en philosophie, on ne peut pas faire comme si le temps n’existait pas, parce que le temps est la trame même de nos existences.
D. S. Qu’avez-vous appris au Comité consultatif national d’éthique (CCNE) ?
A. C-S. J’ai appris beaucoup de choses sur les données techniques de certains problèmes, comme la recherche sur l’embryon, les cellules souches ou les tests génétiques. Mais aussi que la technique ne peut jamais résoudre, à elle seule, les problèmes éthiques qu’elle nous pose. Nous échangeons beaucoup avec nos collègues médecins. Il y a certes des moments de passion, comme lors du débat sur la fin de vie. Mais toujours beaucoup d’écoute et de respect mutuels. L’éthique n’est pas une science. Quand il y a désaccord entre gens informés et de bonne foi, il n’y a pas d’un côté les savants et de l’autre les ignorants, ni les bons et les méchants. Si l’on prend l’exemple de la fin de vie, cela fait quarante ans que je me bats pour la légalisation de l’euthanasie. Il était improbable, au cours de nos débats, que quelqu’un avance un argument qui m’aurait fait changer d’avis. Et cela est vrai aussi pour les autres membres. Dans ce cas, il faut d’abord voir entre nous ce sur quoi nous pouvons nous mettre d’accord, par exemple condamner l’acharnement thérapeutique ou demander que les directives anticipées des patients soient davantage prises en compte, y compris s’ils demandent une sédation terminale. En revanche, nous avons pointé nos désaccords sur l’euthanasie active ou sur l’assistance au suicide, que j’estime moralement acceptables, point de vue non partagé par la majorité des membres du CCNE. C’est au législateur que revient la charge de décider. Il ne faudrait pas que les politiques, comme ils en ont parfois la tentation, se défaussent sur le CCNE. Le bon modèle est la loi Veil : elle n’a pas résolu le problème moral de l’avortement (c’est à chacun d’en juger) mais tranché un problème juridique et politique. C’est bien ainsi. L’État n’est pas là pour dire le bien et le mal, mais le légal et l’illégal.
D. S. Que redoutez-vous le plus actuellement, le retour du religieux ?
A. C-S. Je ne suis pas anticlérical, d’autant moins que l’Église, dans nos pays, ne représente plus un danger. Et je reste attaché à la tradition judéo-chrétienne en général et aux Évangiles en particulier. Le danger, ce n’est pas la religion, mais l’intégrisme, le dogmatisme, le fanatisme. J’ai envie de reprendre les mots de Voltaire : « Écrasons l’infâme ! » Le combat pour la laïcité continue. Pour autant, je ne crois pas que l’islamisme menace notre pays. Le danger est davantage du côté du nihilisme que du fanatisme. Le fanatisme est un excès de foi. Le nihilisme est un manque de fidélité. Nihil, en latin, veut dire « rien ». Le nihiliste, c’est celui que ne croit en rien, ne respecte rien, n’a ni principes ni règles, ni valeurs ni idéaux. Ce que nous pourrions craindre de pire, c’est que nous n’ayons plus rien à opposer, au fanatisme des uns, que le nihilisme des autres. Comme j’ai horreur des deux, je me bats sur ces deux fronts.
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