NORBERT ELIAS (1897-1990) fait partie de ces nombreux intellectuels juifs que l’avènement du nazisme contraignit à l’exil. Fils unique d’une famille aisée, se sentant très allemande, il se réfugia à Londres en 1935. Sa mère disparut à Auschwitz. Il aura fallu attendre quarante ans pour que soit traduite en français son œuvre majeure, « Sur le processus de civilisation », titre plus ou moins bien rendu par « la Civilisation des mœurs ».
Plusieurs des textes publiés ici abordent des problèmes inhérents aux sciences humaines, dont beaucoup sont alors naissantes. Si, en théorie, elles ont le même objet, l’homme, leur approche, leurs méthodes les conduisent à entrer en conflit, car, dit Elias, « la difficulté est que chaque groupe scientifique considère son propre texte comme exhaustif et exclusif. Il s’ensuit une situation plutôt paradoxale, lorsque les membres des différents groupes essaient de communiquer entre eux. »
À chacun son impérialisme, ce fut le cas du durkheimisme en France, qui veut faire de l’histoire une petite annexe de la sociologie. Norbert Elias, lui aussi, refuse la coupure individu-société, mais le processus de socialisation qu’il examine le rapproche de l’histoire et de l’École des annales française. Toutes ces stratégies sont bien illustrées dans le texte II, « Sociologie et psychiatrie » (1969-1972), dans lequel il critique l’idée d’un être humain isolé, coupé de tout, qui, selon lui, caractérise l’approche psychiatrique, mais aussi freudienne.
L’histoire plutôt que le mythe.
Car les travaux d’Elias s’installent d’emblée dans un paradoxe vis-à-vis du père de la psychanalyse. Ainsi que l’écrit le sociologue Bernard Lahire dans sa postface, il a bâti une œuvre « totalement dépendante de l’inventeur de la psychanalyse et parfaitement distincte, voire originale ».
Resté prisonnier du scientisme du XIXe siècle, Freud aurait coupé le Moi de toute réalité sociale et en aurait scruté le fonctionnement comme s’il s’agissait d’un moteur. Il a délaissé l’ensemble des relations qui s’établissent autour de ce moi et qu’Elias nomme « configurations ». Plus profondément, c’est sur le processus même de civilisation que notre socio-historien se sépare de Freud, dont il affirme pourtant : « Sans Freud, je n’aurais pas pu écrire ce que j’ai écrit. » Le passage à l’état d’être civilisé se ramène chez Freud au meurtre du père et au renoncement aux pulsions œdipiennes qui ont suivi. Il s’enracine dans le mythe pour justifier l’immense et indispensable sublimation. C’est au contraire dans l’histoire que Norbert Elias s’enracine. De façon très subtile, il a étudié la cour royale, sa hiérarchie, l’apprentissage de la politesse, d’une courtoise rétention. Il en fait presque un paradigme explicatif de toute société.
Sans voir peut-être que c’est toujours l’ensauvagement qui finit par gagner.
Norbert Elias, « Au-delà de Freud - sociologie, psychologie, psychanalyse », Éditions La Découverte, coll. « Textes à l’appui », postface de Bernard Lahire, 212 p., 22 euros.
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