> Idées
VOICI UN BEL exemple de régression : dans les années 1980, la future construction de l'Europe de l'Ouest suscitait des réflexions sur les réformes économiques, financières, juridiques. Et qu'avons nous eu ? A l'Est comme à l'Ouest resurgissent le nationalisme, l'ethnocentrisme, le racisme. L'Union soviétique a explosé en une foule de minirépubliques réclamant leur autonomie. Toutes les tensions ethniques se sont avivées dans ces républiques souvent travaillées par l'islam. Les lignes de fracture de l'ex-Yougoslavie sont clairement apparues : Serbes et Croates se sont entretués et se sont unis pour tuer les Bosniaques au nom de leurs droits nationaux. Si les deux grands totalitarismes ont été défaits, tout s'est balkanisé et l'Europe d'aujourd'hui ressemble assez à celle des nationalismes naissants au XIXe siècle : en remettant la bobine du film en arrière, on retrouverait les mêmes sentiments de supériorité et d'hostilité entre Hongrois, Roumains et Slovaques.
Le mythe d'une acquisition initiale.
L'objet de ce livre est d'examiner comment les peuples se sont formés à partir de l'Empire romain, comment ils y ont été compris comme dans une matrice. Cela suppose que l'on suive avec une attention détaillée les migrations et la formation des ethnies, ethnies qui, selon certains, auraient fini par se fonder sur un territoire précis. Ainsi la géographie devient sacrée car les frontières contiennent des peuples ayant une culture commune. Ainsi la guerre se justifie, car dès lors qu'une ethnie en agresse une autre, elle cherche non seulement à s'emparer d'un territoire mais aussi à déliter une culture, à la nier, à la détruire à jamais.
Or Patrick J. Geary montre qu'aux XVIIIe et XIXe siècles s'est constitué un mythe qui permet d'aviver les revendications nationalistes. Ce mythe prend naissance dans l'idée d'une « acquisition initiale » qui fait qu'à un moment précis un peuple serait né, définissant précisément son territoire, édictant des lois et une constitution, sécrétant peu à peu les éléments d'une culture. Tracées dans le ciel, immuables comme les Idées platoniciennes, les limites de l'Europe seraient peu à peu apparues : au Ier siècle pour les Germains, au Ve pour les Francs, aux VIe et VIIe pour les Croates, etc. A partir de là, on a disqualifié comme totalement illégitimes tous les mouvements défaisant cet ensemble : invasions, migrations, absorptions furent tenues pour les maladies de ces nations bien constituées. « Dans de nombreux cas, dit Geary, cela revient à effacer tout simplement quinze siècles d'histoire. »
Romains et Barbares.
Dans des pages tout à fait passionnantes, l'auteur montre les relations longtemps fluctuantes entre l'Empire romain et les Barbares. Mais seule la pente de la facilité nous conduirait à y voir l'opposition facile que ces mots ont fini par symboliser. Le Romain se définit surtout par une tradition juridique, constitutionnelle, et non par une catégorie ethnique. De sorte que, peu à peu, il était possible d'être à la fois un Romain et un Barbare dès lors que l'on s'acquittait des mêmes taxes (tans pis pour les amateurs de péplums !). Peu à peu, la citoyenneté romaine l'emporte sur l'origine ethnique, et il n'est pas jusqu'aux esclaves qui ne perdirent aussi leur particularisme ; à la suite d'un procès gagné, ils pouvaient se fondre dans la société des hommes libres. Un point que beaucoup d'histoires ne seront pas prêtes à suivre sans doute.
Contrairement aux schémas que l'école et beaucoup d'historiens nous ont légués, les premières sociétés correspondent à des regroupements autour d'un chef prestigieux (le fameux « pouvoir charismatique » cher à Max Weber), l'armée ne pouvait perdurer qu'en intégrant peu à peu les vaincus. Ce schéma correspond à celui des Huns. Ces nomades de la steppe dirigés par des hommes issus d'Asie centrale nient la différence entre Romains et Barbares, comme le dit l'auteur : « A l'exception de la brève période du règne d'Attila (441-453), les Huns ne furent jamais un peuple uni ou centralisé » et toutes leurs victimes, répétons-le, en particulier les guerriers comme les Goths, furent peu à peu assimilées par le groupement hunique.
Si on prend maintenant du recul, et si on se demande comment s'est construit le mythe d'une conception statique de l'Histoire, du genre « A quel moment mon peuple s'est-il détaché de l'Empire romain pour prendre une assiette fixe », on voit qu'il s'agit en fait d'une manipulation du passé, ainsi que le dit J. Geary : « Les Francs "nés avec le baptême de Clovis" ne sont pas les Francs de Charlemagne ni ceux du peuple français que Jean-Marie Le Pen espérait rassembler autour de son mouvement politique. » Les Serbes apparus sur les ruines de l'Empire des Avars n'ont rien à voir avec ceux qu'exaltait Milosevic.
Qui a permis que se crée une histoire linéaire et continue des peuples de l'Europe ? Les chefs militaires, les romanciers, les poètes, tout un lyrisme a fortifié l'idéologie d'une continuité qui, à partir du XVIIIe siècle, sera moins fondée sur le territoire et la langue que sur le sang. Il faut toujours se méfier des romantiques en histoire politique. En tout cas, un livre essentiel.
Aubier, « Collection historique », 221 pages, 23 euros.
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