QUELQUES CHIFFRES pour illustrer l'enjeu : en 2003, sur un large échantillon de départements français comprenant la Drôme, le Doubs, la Saône-et-Loire, l'Orne, la Meuse, la Creuse, le Gers, la Corrèze, le Calvados, Paris, les Alpes Maritimes, la Mayenne, la Haute-Marne, l'Isère, l'Yonne, la Seine-et-Marne, le Cher et l'Allier, les premières inscriptions au tableau de l'Ordre des médecins ont concerné 2 039 médecins. Jusque-là, rien d'anormal, sauf que ces premières inscriptions se ventilent de la manière suivante : 373 médecins libéraux, 279 remplaçants 1 061 hospitaliers, 326 salariés. Ce qui, dans une approche libéraux/salariés, donne le décompte suivant : 652 libéraux pour 1 387 salariés.
Si bien que les médecins qui ont effectué leur première inscription au tableau de l'Ordre en tant que libéraux en 2003 ne représentent que 31,97 % du total des premières inscriptions. Mais cette balance libéraux-salariés prend un tout autre relief au regard des statistiques du Conseil national de l'Ordre des médecins : en effet, en 2003 selon les chiffres de l'Ordre national, le tableau global des médecins en exercice, en France métropolitaine, se décomposait en 90 778 libéraux, 75 604 salariés, 19 275 médecins exerçant une activité mixte libérale-salariée. Si l'on répartit ces médecins à activité mixte en parts égales entre les libéraux et les salariés, la part des libéraux dans l'ensemble de la population des médecins est donc de 54,08 %, et on est bien loin du pourcentage (31,97 %) des premières inscriptions au tableau de l'Ordre pour 2003. La désaffectioin semble donc bien réelle.
Mais il y a plus : selon les chiffres de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) au ministère de la Santé, il y avait au 1er janvier 2003 en France 201 400 médecins, tous exercices et spécialités confondus, répartis en 120 084 libéraux et 81 316 salariés. Ce qui donne une proportion de 59,6 % de libéraux par rapport au nombre total de médecins en exercice. On serait donc encore plus loin du pourcentage de 31,97 % de médecins à exercice libéral pour les premières inscriptions au tableau de l'Ordre en 2003 (1). Pour schématiser, il ressort de cette enquête que les jeunes médecins sont presque deux fois moins nombreux à choisir l'exercice libéral que l'ensemble de leurs confrères, tous âges confondus.
Une inversion de tendance.
Certes, il convient d'être prudent et de regarder ces chiffres et ces pourcentages avec une certaine distance. Car les éléments provenant des conseils départementaux et portant sur les nouvelles inscriptions en 2003 ne concernent qu'une vingtaine de départements sur les 96 que compte la France métropolitaine. De plus, les méthodes de comptage diffèrent parfois entre les conseils départementaux et la frontière entre libéraux et salariés peut parfois être mouvante ou arbitraire. De même, il n'est pas inhabituel que de jeunes diplômés patientent quelques années après l'obtention de leur diplôme avant de visser leur plaque, même si, à l'inverse, il arrive que des médecins qui effectuent des remplacements ne vissent jamais leur plaque et finissent au bout du compte par opter pour le salariat. Il n'en reste pas moins que les chiffres et pourcentages indiqués ci-dessus montrent une nette inversion de tendance qui apportera évidemment de l'eau au moulin de ceux, et ils sont nombreux, qui annoncent et dénoncent une désaffection croissante de l'exercice libéral.
Il y a, certes, belle lurette que le Cnom (Conseil national de l'Ordre) se fait Cassandre sur les questions de démographie médicale libérale, mais jusqu'à présent, ses représentants avaient surtout mis l'accent sur la désertification des zones rurales ou péri-urbaines, appelant de leurs vœux une augmentation rapide, importante et durable du numerus clausus. Ce que montrent les chiffres exposés ci-dessus, c'est que, à nombre constant de nouveaux médecins diplômés, de plus en plus nombreux sont ceux qui ne choisissent pas l'exercice libéral, et lui préfèrent le salariat. Certes, les laboratoires pharmaceutiques, les caisses d'assurance-maladie, les mutuelles, les centres de santé et un certain nombre d'administrations sont de plus en plus demandeurs et employeurs de collaborateurs médecins. Il reste à savoir pourquoi ces mêmes médecins, qui jouissent dans l'opinion publique d'une excellente image dans la catégorie « profession libérale », sont de plus en plus nombreux à délaisser cet exercice libéral pour céder aux sirènes du salariat.
Le salariat mieux valorisé.
Et les syndicats de médecins libéraux de proposer un certain nombre de pistes pour tenter d'expliquer le phénomène. Avec tout, d'abord celle de la permanence des soins : la pénibilité des gardes, la longue grève de l'hiver 2001-2002, les réquisitions ordonnées par les préfets, les retards pris dans l'organisation nouvelle de cette permanence des soins pourtant qualifiée depuis la fin 2003 de « mission d'intérêt général », les tergiversations des caisses et du gouvernement qui se sont longtemps renvoyé la balle sur la question de son financement (la partie de ping-pong n'est d'ailleurs pas terminée), ont certes pesé leur poids dans le choix des jeunes médecins.
Mais cela n'explique pas tout, et il est certain que les difficiles relations conventionnelles qui sont censées régir les rapports entre les médecins libéraux et les caisses n'ont pas joué en faveur de l'installation libérale : l'absence de revalorisations tarifaires significatives, les contraintes administratives imposées aux médecins, la complexité globale croissante de l'exercice libéral en ont rebuté plus d'un(e). Si l'on ajoute à cela la féminisation croissante de la profession et le fait que les femmes médecins aspirent légitimement à obtenir des conditions d'exercice qui leur permettent de mener de front une vie de famille et une vie professionnelle, sans oublier l'insécurité qui règne dans certaines zones péri-urbaines, tout concourt à valoriser le salariat, qui a le mérite d'offrir une facilité, une lisibilité et une sécurité que l'exercice libéral ne semble plus en mesure de garantir de façon satisfaisante.
Renverser la vapeur.
Pour le Dr Michel Chassang, président de la Csmf (Confédération des syndicats médicaux français), « ces chiffres décrivent une situation particulièrement grave. Si on ne fait rien, on va se retrouver sans médecin de proximité et, à cet égard, les propositions de certains socialistes qui préconisent de multiplier les centres de santé avec des médecins salariés, constituent une provocation. Aujourd'hui, l'exercice libéral n'est plus attractif, et il y a urgence pour le gouvernement à renverser la vapeur ». Même tonalité au SML, où le Dr Cabrera précise que, « aujourd'hui, les médecins s'organisent plus en fonction de leur situation de famille que de leur exercice professionnel ; le conjoint travaille presque toujours et le médecin est donc tenté de s'installer à proximité des grands bassins d'emploi pour que son conjoint puisse y trouver du travail. Dans ces bassins, il y a un hôpital, et ces hôpitaux ont réalisé des efforts notables de rémunération en direction des médecins qui y exercent. Si bien que, si on ne donne pas aux médecins la possibilité de travailler mieux, notamment en regroupements, si on ne leur permet pas d'avoir plus de temps libre, ils iront travailler à l'hôpital alors qu'on sait bien que les soins y coûtent plus cher ».
Pour le Dr Pierre Costes, président de MG-France, « les jeunes médecins vivent avec leur temps et recherchent un rapport rémunération-conditions de travail favorable ; avec les 35 heures, les RTT, et les récupérations après les gardes pour les hospitaliers, l'attractivité est plus forte dans l'exercice salarié ».
Le Dr Costes précise qu'en France « chaque médecin généraliste emploie en moyenne un-demi salarié, alors que dans certains autres pays, il peut y avoir jusqu'à quatre emplois par médecin, et qu'à un service de porte d'hôpita il y en a encore plus. Si bien que lors de nos rencontres avec le gouvernement, nous avons redemandé que les médecins conventionnés puissent bénéficier du chèque emploi-service pour payer leurs salariés ».
Du côté de la Conat (Coordination nationale des médecins libéraux), le Dr Jean-Paul Hamon n'est pas surpris par les tendances qu'expriment ces pourcentages : « Cela fait des mois et des mois qu'on tire la sonnette d'alarme. J'espère au moins que cela ne va pas inciter certains à vouloir remettre en cause la liberté d'installation, car cela aboutirait à l'effet inverse de celui recherché : si les médecins ne peuvent même plus choisir leur lieu d'installation, alors mieux vaudra opter directement pour le salariat.
Pourtant, les solutions existent pour améliorer la démographie médicale libérale là où elle est défaillante : il faut aménager la permanence des soins jusqu'à 23 heures et pas après, proposer une fiscalité de type zone franche, et favoriser les jeunes médecins au cours de leur stage de 6e semestre en les payant mieux. »
Quant au Dr Sandrine Buscail, présidente du Syndicat national des jeunes médecins généralistes (Snjmg), elle tient tout d'abord à rappeler que les pourcentages calculés ne le sont qu'à partir d'échantillons et non à partir de la population totale des nouveaux inscrits au tableau de l'Ordre, même si « les départements choisis paraissent représentatifs de la réalité médicale et de la balance ville-campagne ». Sur le fond, Sandrine Buscail estime que « s'il est légitime de parler de désertification pour certaines zones rurales, il l'est tout autant de parler de désintérêt des médecins vis-à-vis de l'exercice libéral, car l'inversion de tendance entre l'exercice libéral et l'exercice salarié touche tout autant les campagnes que les villes ».
Pour le reste, Sandrine Buscail juge que « les conditions de l'exercice libéral ne jouent pas en faveur des femmes, qui ont tout intérêt à être salariées plutôt que libérales en cas de grossesse. A cet égard, il serait intéressant de pouvoir mesurer l'aspect éventuellement transitoire de cet engouement pour le salariat. Peut-être ces femmes opteront-elles pour l'exercice libéral quand elles auront eu leurs enfants ». Enfin, Sandrine Buscail note que « au cours des études de médecine, on ne valorise pas suffisamment l'exercice libéral, les études sont plutôt caractérisées par un hospitalocentrisme marqué ».
Dans son dernier communiqué de presse, le Syndicat national des jeunes médecins généralistes indiquait qu'à ses yeux « la résolution positive de la question de la permanence des soins est la première et la meilleure des mesures incitatives à l'installation ».
(1) Selon le Dr Dinorino Cabrera, président du SML, « il ne faut pas trop s'étonner des différences de comptage entre les chiffres du Cnom et ceux de la Drees. Personne, ni eux ni les autres, n'a jamais été capable de mesurer avec précision la population médicale française ».
Les bases et les méthodes de calcul utilisées
Afin de procéder aux calculs de pourcentage entre médecins libéraux et médecins salariés pour les nouvelles inscriptions au tableau de l'Ordre 2003, nous avons pris en compte les inscriptions que nous ont transmises un certain nombre de conseils départementaux de l'Ordre :
- Drôme : 17 libéraux, 45 salariés.
- Doubs : 11, 50.
- Saône-et-Loire : 23, 40.
- Orne : 13, 25.
- Meuse : 6, 15.
- Creuse : 8, 14.
- Gers : 10, 7.
- Corrèze : 17, 14.
- Calvados : 34, 65.
- Paris : 251, 750.
- Alpes-Maritimes : 97, 84.
- Mayenne : 16, 25.
- Haute-Marne : 8, 14.
- Yonne : 16, 21.
- Seine-Maritime : 51, 96.
- Allier : 16, 25.
- Isère : 47, 80.
- Cher : 11, 17.
- Total : 652 libéraux, 1 387 salariés
- Libéraux + salariés : 2 039.
A noter que, dans cette liste, n'ont pas été comptabilisés douze médecins catalogués « autres » par certains conseils départementaux, faute de pouvoir les identifier entre salariés ou libéraux.
Pour calculer la proportion de libéraux dans la population médicale totale des départements observés, nous avons effectué une règle de trois, en divisant le nombre de médecins libéraux par le nombre total de médecins et en multipliant le résultat par 100 :
652/2039 x 100 = 31,97 %.
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