Il n'est de vie juive qu'errante dans un siècle chaotique : de la Lituanie où Lévinas naît en 1906, à Kharkov où sa famille émigre, de l'université de Strasbourg, où il baigne dans le bergsonisme, à Fribourg-en-Brisgau où, en 1928, il reçoit le « choc Heidegger », Salomon Malka montre à l'uvre un esprit à la fois profondément juif, marqué par le mystérieux maître talmudiste Chouchani, et en même temps perméable à tous les courants d'idées de l'époque. Mais s'il finit par être roulé dans la vague des penseurs de l'Existence (sans doute influencé par l'immense Jean Wahl), c'est la pensée de Heidegger qui va faire affleurer l'une des pires douleurs qui soient.
En juin 1940, Emmanuel Lévinas est fait prisonnier au moment de la débâcle, en dépit des efforts de Raïssa, son épouse., il est affecté au stalag de Fallingsbotel, entre Brême et Hanovre. Il y restera cinq ans, travaillant comme bûcheron sous le matricule 1492, l'année de l'expulsion des juifs d'Espagne... Il est intéressant de noter qu'au stalag la brutalité contre les juifs ne s'est pas encore systématisée mais que certaines prémices sont perceptibles, avec par exemple l'interdiction qui leur est faite d'exercer leur culte.
Lorsque se met en place l'Histoire avec une grande hache, comme dit Alain Finkielkraut, toute la famille de Lévinas restée en Lituanie est exterminée, fusillée sur le pas de sa porte. « De cela, dit Salomon Malka, il ne parla jamais. Ni dans ses écrits, ni dans ses conversations intimes, ni au sein de sa famille. C'était une plaie ouverte au fond de lui, profonde. »
Une plaie profonde
De cette plaie, on retrouve pourtant la patente trace dans la fascination qu'il ressent pour Martin Heidegger. Si en 1928-1929 Lévinas est capté par ce retour vers « les choses mêmes » de la méthode husserlienne, c'est pourtant vers Heidegger et son « Dasein » existentiel qu'il se tourne. Avant que ce dernier ne signale au cours du célèbre Discours du rectorat son adhésion au nazisme et n'expulse Husserl de l'université. N'est-ce pas par dépit qu'il décrétera par la suite que le penseur de Fribourg incarne une philosophie qui ne peut produire aucune éthique ?
Ce qui rend l'ouvrage de Salomon Malka passionnant, c'est sa volonté de ne pas classer Lévinas comme « penseur juif » ou phénoménologue, tout en montrant bien comment les deux s'interfécondent. Ce qui le rend émouvant, c'est d'indiquer combien l'ombre de la Shoah peut être projetée derrière sa vision des choses, faisant de Lévinas un homme très seul. Une mélancolie dont témoigne bien son fils Michaël, éminent pianiste.
Enfin, c'est fort habilement que l'auteur a nommé « Visages » ces rencontres qui articulent le destin de Lévinas. La thèse de 1961 « Totalité et infini » fait paradoxalement du Visage de l'autre une extériorité qui, tout en déchirant le sensible, devient le référent et la fin morale de l'action. Une idée qui allait à contre-courant des structuralismes des années soixante-dix, où l'homme disparaissait, comme à la limite de la mer un visage de sable.
JC Lattès, 300 pages, 20 euros.
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