« A 18 ANS, nous étions un peu des oies blanches, élevées jusqu'alors dans un cocon, nous ne connaissions rien à la vie », raconte Janine Robert. Celle qu'on appelle alors « Petit Bob », et qui a gardé, soixante ans après, son surnom de guerre, s'est engagée dans les rangs des conductrices-ambulancières en juin 1944. Au sein de l'Escadron bleu, ainsi baptisé pour la couleur de l'uniforme arboré par ses membres, avec dix autres volontaires féminines, l'adolescente fluette va plonger d'un coup dans le monde de la barbarie. « Après un stage d'aide médico-sociale, nous avons choisi à l'unanimité de partir libérer les camps, explique-t-elle . A bord de cinq ambulances Austin offertes par l'ambassade de Grande-Bretagne, nous sommes arrivées à Dachau le lendemain de la libération du camp par les Américains. Dès l'entrée, nous avons été saisies par l'odeur qui s'exhalait d'une tranchée où du sang humain était stocké. Nous avons immédiatement commencé à travailler. En lien avec un médecin militaire français, le Dr Pouillioux, il a fallu d'abord trier parmi les déportés ceux dont l'état nécessitait un rapatriement prioritaire en ambulance. »
700 km par jour sur des routes défoncées.
Commence alors une interminable noria d'ambulances qui tente d'arracher à la mort les plus moribonds de tous ces morts vivants que sont alors les rescapés. Pendant deux mois, les conductrices-ambulancières effectuent la navette Dachau-Strasbourg-Dachau, soit 700 km sur des routes défoncées où les malheureux malades sont sérieusement secoués sur les quatre brancards alignés sous la toile des véhicules. Les ressorts des suspensions cassent. Les freins, les phares lâchent. De temps en temps, une roue s'échappe. Les militaires croisés au détour des points de contrôle se comportent parfois comme des bêtes à l'affût de leurs proies. Et pour soulager et soigner les malades, tous les médicaments font défaut : pas d'analgésiques, ni de désinfectants. Et pas encore, bien sûr, d'antibiotiques. Rien à faire par conséquent pour juguler les crises de dysenterie, traiter les épilepsies, apaiser les angoisses.
« Nos moyens en matériels et en personnels étaient bien sûr insuffisants par rapport au nombre des patients à prendre en charge, reconnaît Petit Bob. Alors, nous faisions notre maximum, avec notre peu de moyens, pour faire face. »
La simple arrivée dans l'enceinte de Dachau de ces quelques jeunes femmes en uniforme bleu frappé de l'emblème Croix-Rouge a des vertus insoupçonnées : « Ces déportés squelettiques, atteints du typhus, mangés par la vermine, parfois à l'article de la mort, quand ils nous voient arriver dans nos uniformes, tout à coup se redressent, nous sourient et s'écrient : "Avec vous, c'est la France qui vient nous sauver !" Ils semblent renaître soudain à la vie. »
« Maintenant, je peux mourir ».
Petit Bob garde en mémoire des visages et des paroles qu'elle n'oubliera jamais. « Ce jeune homme en bout de course qui m'a murmuré à l'oreille : "Maintenant, ça m'est égal, je peux mourir, je sais que mes parents retrouveront mon corps !" Ou cet autre garçon, comme on devait faire un choix parmi ses camarades, un choix que nous ne voulions ni ne pouvions faire compte tenu de l'état effroyable de tous ces jeunes gens, et qui me lance : "Non pas moi, je peux encore tenir ici." En fait, de manière parfaitement consciente, il se sacrifiait. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de gens que nous avons vus ainsi faire le sacrifice de leur vie. »
Des séquences insupportables restent gravées dans le souvenir de la conductrice-ambulancière. « Comme la fois où un médecin nous a fait visiter une fabrique particulièrement sinistre. Des dentiers étaient déposés sur des planches à différents niveaux. Une échelle métallique était appuyée contre un très grand autoclave. Soulevant le couvercle, j'ai vu sortir d'un épais liquide opaque une tige. Je l'ai tirée et j'ai alors découvert un squelette humain qui trempait. Par terre, quelques tas de poudre blanche s'amoncelaient : de la poudre de savon confectionnée à base de chair humaine. »
Les ambulancières sont bien conscientes des limites de leurs interventions. Elles finissent par convaincre l'ambassadeur de France de faire circuler des trains spéciaux, les Sipeg (trains d'assistance et de service international de protection contre les événements de la guerre), dont les dix voitures sont aménagées pour permettre aux malades d'y recevoir des soins urgents.
Après deux mois consacrés à l'évacuation de Dachau, l'Escadron bleu poursuivra son service d'évacuation à Buchenwald et à Auschwitz.
« Au total, nous étions huit groupes de conductrices-ambulancières qui avons été réparties sur les différentes zones d'occupation en Allemagne, française, mais aussi britannique, américaine et même russe », précise Hélène Escoffier, la présidente de l'amicale, qui vient de fêter ses 91 ans. Professeur à Lyon, titulaire d'un diplôme simple d'infirmière, elle-même s'est retrouvée chef de groupe dans le secteur américain de Bamberg, au cœur de la Bavière, à 60 km de Munich. « Nous avons pris en charge non pas des déportés, mais des prisonniers de guerre que nous transportions dans un triste état sur la base aérienne de Munich, d'où, en fonction de leur état général, ils étaient acheminés vers des sanatoriums qui avaient été réquisitionnés à leur attention. »
Un moral d'acier.
Des semaines durant, les membres de l'Escadron bleu comme des autres groupes de conductrices-ambulancières, ont assuré sans faiblir leur mission. « Bien sûr, il nous est arrivé de passer par des phases de cafard noir, reconnaît Petit Bob. Dans ces moments-là, c'était notre amitié qui nous permettait de tenir, nous nous mettions à chanter en chœur, et parfois même il nous est arrivé de faire les folles en dansant sur des rythmes frénétiques de french cancan. La soupape ! Moyennant quoi, personne n'a craqué. Nous avions un moral d'acier. » Après quelques mois d'un tel régime, Petit Bob n'est évidemment plus la même. « A mon retour, mes parents ne m'ont pas reconnue », lâche-t-elle.
Quelque vingt ans plus tard, à l'occasion d'une cérémonie commémorative, voilà qu'un ancien déporté s'approche d'elle, remarque son insigne de conductrice-ambulancière, lui demande à quelle date elle est intervenue à Dachau ; l'homme la dévisage avec une intensité extraordinaire et il s'écrie : « C'est vous ! C'est vous qui m'avez sauvé ! » Deux décennies plus tard, l'un des 60 000 déportés rapatriés de la Croix-Rouge reconnaissait sa sauveuse. « Depuis, chaque année, lui et moi, nous ne manquerions pour rien au monde ce rendez-vous du souvenir. »
L'accueil des rapatriés confié à la Croix-Rouge
C'est le 1er septembre 1944 que le secrétariat d'Etat aux Prisonniers de guerre, devenu ministère des Prisonniers de guerre, Déportés et Rapatriés, décide de confier à la Croix-Rouge l'accueil des rapatriés. De nombreuses conductrices-ambulancières sont envoyées sous forme de groupes mobiles dans le sillage des armées de Libération, en Allemagne, en Autriche, ainsi qu'en Italie, avec mission de ramener les prisonniers français. Au fur et à mesure de leur progression, les conductrices fondent des sections nouvelles dans les villes de l'est de la France (Metz, Strasbourg, Mulhouse, Colmar, etc.). Deux cent vingt-six conductrices et 126 véhicules répartis en 9 groupes, avec des dotations de la
Croix-Rouge britannique, écossaise et américaine, vont acheminer un total de 60 200 personnes.
Le syndrome de Targowla
« Variété de névrose traumatique de guerre, constituée par des accès d'hypermnésie émotionnelle paroxystique tardive, survenant chez les anciens déportés des camps nazis »*, le syndrome de Targowla est considéré comme la séquelle la plus répandue chez les rescapés des camps de la mort, la plus typique et la plus constante. Psychasthénie, phobies, cauchemars sont autant de conséquences observées des années après le retour à la liberté. Sur le plan métabolique, les déportées étaient toutes atteintes d'aménorrhée, tandis que les hommes perdaient leur libido. La dénutrition était généralement aggravée par des diarrhées infectieuses et les rescapés restaient souvent atteints de coliques spasmodiques.
>>>>* « Dictionnaire des termes de médecine » Garnier-Delamare.
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