DE NOTRE CORRESPONDANT
DANS LA FILIÈRE viande, on abat et on découpe des gros animaux (bovins et porcs) et des volailles (essentiellement poulets, dindes et canards). Comme l'a montré l'enquête SUMER 94*, «les salariés de cette filière sont exposés aux conditions de travail les plus astreignantes physiquement (…), ainsi qu'aux contraintes organisationnelles les plus fortes».
Des difficultés que connaît très bien Christianne Le Gouesbe, employée de l'usine Doux de Pleucadeuc (Morbihan), où travaillent 600 salariés, et déléguée centrale CFDT : «Si certains postes de travail se sont améliorés ces dernières années, d'autres restent très durs, comme celui d'accrocheur de dindes vivantes. Les bêtes se débattent et griffent. Cet atelier est un endroit confiné, sans éclairage naturel, qui fait que les salariés évoluent au milieu des excréments, de la poussière et du bruit.»
Gestes répétitifs dus au travail à la chaîne, cadences élevées, contraintes articulaires et posturales, bruit, froid ou humidité, présence d'agents biologiques… sont le lot de cette population salariée. Parmi les conséquences constatées, les nombreux accidents de travail, le risque y étant «particulièrement élevé, spécialement en abattage et en découpage des gros animaux», selon les auteurs de l'enquête. «L'utilisation de couteaux et de machines dangereuses, les gestes et les postures de travail, et les chutes et les glissades sont à l'origine de la majorité des accidents», ajoutent-ils. Parmi les autres conséquences, citons le taux très élevé des troubles musculo-squelettiques (TMS) des membres supérieurs, «de loin les pathologies les plus fréquentes» et «en augmentation constante», et l'exposition des salariés à de nombreuses zoonoses causées par différents agents infectieux, à des pathologies cutanées (contact avec la viande et l'eau souillée, port de gants…), à un niveau de bruit élevé (avec une atteinte auditive particulièrement importante), et à un risque accru de cancers (même si, sur ce dernier point, les auteurs appellent à une certaine prudence liée à des doutes méthodologiques)…
Une population fragilisée.
Au-delà de ces constatations introductives, la MSA et le département Santé et Travail de l'InVS ont donc voulu mieux appréhender l'état global de santé perçu par les salariés, les contraintes psychosociales vécues par ces derniers et les relations entre les deux. Une approche inédite qui intervient dans le contexte particulier de ces dernières années : problèmes de santé des salariés désormais connus et la plupart du temps reconnus par les entreprises, absentéisme et turnover importants, mauvaise image de l'industrie agroalimentaire, et son corollaire, la difficulté à recruter et à fidéliser les salariés.
Quel bilan général de cette étude ? La population étudiée est «particulièrement fragilisée du point de vue de la santé perçue physique et psychique en général, et des TMS en particulier» et est «également exposée à des contraintes de travail fortes, physiques, organisationnelles et psychosociales». «Parmi les facteurs psychosociaux étudiés, poursuivent les auteurs, la forte demande au travail, quantitative et qualitative, l'insuffisance des moyens pour effectuer un travail de qualité, et, dans une moindre mesure, la faiblesse des perspectives de promotion se révèlent surtout associées à une mauvaise santé perçue.» Ces nouveaux éléments inciteront-ils davantage – c'est là l'objectif principal de l'étude – les entreprises du secteur à «actionner les leviers qui peuvent permettre d'améliorer la situation», comme le souhaite le Dr Patrick Morisseau, médecin du travail à la MSA et coordonnateur de l'étude ? C'est-à-dire modifier l'organisation du travail. «Nous n'avons pas les moyens d'imposer des actions correctives, souligne le médecin. Mais, nous qui avons pour rôle d'intervenir pour éviter toute altération de la santé du salarié, nous pouvons proposer des solutions. L'entreprise doit comprendre que préserver l'état de santé de ses salariés est bénéfique d'un point de vue économique. Mais, sur le terrain, nous sommes confrontés au fait qu'il n'existe pas de grandes marges de manoeuvre. C'est difficile de trouver une solution pour un employé qui ressent des douleurs, au bout du rouleau, sur une chaîne detransformation.»
Comme des sportifs de haut niveau...
Le Dr Philippe Cadic, généraliste à Questembert, une commune au coeur d'un bassin d'emploi où l'agroalimentaire est très implanté, partage ce constat. «Le reclassement d'un salarié est très difficile à l'intérieur d'une même usine, explique-t-il. Ils sont tellement nombreux à souffrir des épaules et la variété des postes est tellement réduite… Ce sont en majorité des femmes d'une cinquantaine d'années que je vois, surtout avec des tendinites d'épaule, mais aussi des tendinites aux avant-bras. Elles subissent une souffrance physique qui a des répercussions sur le moral. Quelques-unes de mes patientes ne parviennent plus à étendre leur linge! Certains patients qui découpent des canards sont comme des sportifs de haut niveau. Ils redoutent les vacances de plus de 15 jours, parce que la reprise est très douloureuse… »
Devant ces situations complexes, la seule solution à la portée du médecin est donc de prescrire un arrêt de travail. Pour Christianne Le Gouesbe, «trop de médecins traitants ne donnent pas d'arrêt, car ils ne se rendent pas bien compte de la réalité de notre travail». Mais il existe aussi chez les salariés une réticence à accepter de se mettre en arrêt. « Les salariés subissent une pression énorme de leur employeur», estime un cabinet morbihannais. «Beaucoup de salariés travaillent en ayant mal, souligne le Dr Morisseau. Dans le régime agricole, en tout cas, on constate que le nombre d'arrêts est plutôt en deçà de ce que la réalité de ce type de travail pourrait laisser supposer.»
* Les enquêtes SUMER (SUrveillance MEdicale des Risques), copilotées par la DARES (Direction de la recherche et des statistiques du ministère du Travail) et la DGT (Inspection médicale du travail), décrivent les contraintes organisationnelles, les expositions professionnelles de type physique, biologique et chimique auxquelles sont soumis les salariés. Trois ont été réalisées, en 1987, en 1994 et en 2003.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature