Plus de 6 000 médecins étaient engagés dans le Service de santé pendant la Première Guerre mondiale. Peu ont rapporté leur expérience du front, ce qui est déjà, pour la spécialiste de la période qu'est Sophie Delaporte, une information en soi. Après « Gueules cassées », publié en 1996, l'historienne, qui a créé le groupe d'études Guerre et médecine (bibliothèque interuniversitaire de médecine de Paris), continue d'explorer l'histoire du corps et de la médecine en temps de guerre dans « les Médecins dans la Grande Guerre, 1914-1918 »*.
Les rares témoignages de médecins, donc, trahissent le manque de préparation psychologique face à ce qu'il fallait affronter : ils évoquent une vision de cauchemar, dans laquelle les viscères occupent une place prépondérante. « Perforation », « éviscération », « éclatement », « section »... les mots pour le dire sont nombreux. Faute de pouvoir opérer dans un poste de secours en première ligne, on fait un premier pansement et on évacue le blessé vers l'ambulance chirurgicale, plus médicalisée. Il revient alors au médecin-chef de décider d'opérer ou de renoncer à soigner. A ce stade, les témoignages ne sont pas moins effrayants, décrivant l'évolution terrifiante des lésions.
L'amputation en saucisson
Ce qui fait la différence avec les guerres précédentes, avec leurs blessures par arme blanche ou par balles de revolver, ce sont les éclats d'obus, à la « force de pénétration particulièrement destructrice », comme le note le Dr Abadie. La brutalité nouvelle de la guerre, analyse l'historienne, c'est la rupture de la barrière anatomique protectrice, le péritoine.
La médecine doit s'adapter. L'abstentionnisme opératoire du début de la guerre est remis en cause ; des partisans de l'abstention, comme Bichat, se convertissent à l'intervention, après quelques tentatives malheureuses de laparotomie. Et lors de la conférence chirurgicale sur les plaies de guerre de 1917, médecins britanniques, français, belges et italiens s'accordent sur la nécessité d'opérer, en temps de guerre comme en temps de paix.
D'autres blessures vont provoquer des débats non moins difficiles entre ceux du front et ceux de l'arrière. Ce sont celles des membres, avec les nombreuses amputations réalisées dans les premières années de la guerre. Là encore, les témoignages directs ne sont pas très nombreux. Ce qu'on connaît, ce sont les controverses scientifiques, et en particulier celle sur « l'amputation en saucisson ». Dans des notes lues devant la Société de chirurgie en novembre 1914, deux chirurgiens de l'avant, les Drs Pauchet et Sourdat, décrivent une technique en rupture avec les méthodes classiques et qui se veut conservatrice : il s'agit de « couper (...) comme avec un couperet (le membre lésé) au-dessous du foyer afin d'utiliser les chairs qui seront des lambeaux » ; une méthode d'urgence, rapide, mais qui implique le plus souvent une réintervention plus tard.
Mais c'est l'indignation qui accueille la communication. Elle vient des médecins de l'arrière qui n'ont aucune conscience de la situation catastrophique sur la ligne de feu et qui constatent l'état du moignon, difficile à appareiller. Du coup, le ministère de la Guerre ordonne une enquête et Pauchet se voit interdire la pratique de cette technique au nom si mal choisi. Le débat n'est cependant pas clos. En avril 1915, Pauchet lui-même plaide devant l'Académie de chirurgie, décrivant les conditions très difficiles dans lesquelles, les cinq premiers mois de combats, il a soigné dans son ambulance près de 1 000 blessés et réalisé 170 trépanations et 203 amputations (avec une mortalité de 15 % seulement). Et c'est la réhabilitation.
Comme Pauchet, les médecins du front éprouvent le besoin d'expliquer à ceux de l'arrière la réalité de la guerre. Ainsi le Dr Lucien Laby évoque un jour parmi d'autres, le 30 septembre 1914 : « Je vais à 500 mètres des lignes, sur un terrain plat comme la main. Impossibilité absolue de faire de la lumière ; on panse les plaies en tâtant pour juger de leur place, de leur étendue, avec les doigts pleins de boue - dans une nuit noire. Et on a eu parfois le culot d'attaquer les médecins de bataillons dont le pansement est trop souvent insuffisant ! Mais, bande de lâches qui êtes dans les hôpitaux et n'avez jamais vu le feu, venez donc voir ici, une nuit seulement, et après vous aurez le droit de causer ! ».
Le zouave et le torpillage
Une autre difficulté nouvelle à laquelle ont été confrontés les médecins est le refus de soins.
Sophie Delaporte raconte le cas exemplaire du « zouave qui ne voulait pas se faire torpiller ». Il s'appelle Deschamps et ne veut pas se soumettre au procédé d'électrothérapie dit de « torpillage » mis au point par un neurologue, le Dr Clovis Vincent, davantage pour détecter les simulateurs que pour soigner. De quoi souffre-t-il ? Il est plié en deux. Le cas est loin d'être isolé parmi les soldats et, à partir de la fin de 1915, on utilisera le terme de « camptocormie » pour décrire cette pathologie qui pourrait relever d'une contracture physiologique des muscles du tronc. Mais le soupçon de simulation est alors très partagé, comme l'idée de la nécessité de récupérer les malades ou blessés pour le service actif.
Alors l'Académie de médecine elle-même stipule qu'un malade militaire, quel qu'il soit, n'a pas le droit de refuser un traitement ; et elle est suivie par d'autres institutions médicales.
Alors que le Code de justice militaire assimile le refus de thérapeutiques à un refus d'obéissance qui peut être puni de la peine capitale, les médecins se demandent quelle attitude adopter. Devant la « contagiosité indiscutable » de ces refus, le Service de santé demande une loi et des avis divers, mais le débat ne sera pas tranché. De même que la conduite à tenir face aux automutilations.
La guerre aura fait 3 millions de blessés, dont 1 million d'invalides, 60 000 hommes ont été amputés et 15 000 sont devenus des « gueules cassées ». Cinq millions en sont revenus, qui n'en finiront pas de faire des cauchemars.
* Bayard, 225 pages, 19 euros.
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