BEAUCOUP DE VIES singulières doivent leur sens à un besoin de compenser une blessure, une vexation, ce serait la version peu noble de la fameuse « résilience ». L'historien britannique Arnold Toynbee explique les civilisations à partir de la «réponse à un défi» et Marc Ferro s'associe à cette problématique collective. Une violence subie n'a pu être compensée pour cause d'impuissance à se venger, elle mettra parfois des siècles avant de pouvoir éclater. D'après lui, les attentats meurtriers survenus à Madrid en 2004, du fait d'Al-Qaïda, renverraient à l'expulsion des Morisques d'Espagne en 1492. Mais chaque année, inversement, les Espagnols se déguisent en Maures lors d'une mascarade collective pour se réjouir de l'expulsion des envahisseurs.
Un attentat arménien à Lausanne en 1973 ? Réponse probable à l'abandon du projet d'une Arménie indépendante de la part des vainqueurs de la Grande Guerre en 1919, à... Lausanne. Un petit jeu de « Tit for tat », diraient les Anglais, qui, s'il n'était aussi sanglant, aurait des allures de cours de récréation. Mais aux quatre coins du siècle précédent, des virus qu'on croyait endormis se sont affreusement réactivés.
L'homme veut honnêtement le Bien, dit J.-J. Rousseau, mais il est souvent placé dans des situations où il a tout intérêt à être méchant. Quelle situation est plus génératrice de haine recuite que la servitude ? Saisissant son sujet dans le monde gréco-romain, Marc Ferro analyse la situation des esclaves, diaboliquement mis en concurrence, car certains sont affranchis, d'autres pas. Il montre les révoltes de ces humiliés, en particulier celle, célèbre, de Spartacus en 73 avant J.-C. ; l'écrasement de ces révoltes redouble le ressentiment contre les maîtres cruels. Il est amusant de noter que Nietzsche donnera un sens moderne bien différent à l'idée du ressentiment et de révolte des esclaves, l'attribuant à la morale du troupeau judéo-chrétienne.
Les victimes deviennent bourreaux.
Des asservis aux persécutés, Marc Ferro suit les infinies sinuosités de l'Histoire, où, très vite, les victimes deviennent bourreaux, tels les chrétiens massacreurs d'« infidèles » et de juifs. Nous ne le suivrons pas lorsqu'il attribue le ressentiment aux juifs, écrivant par exemple que «le ressentiment des juifs a été maintes fois réactivé, notamment par la béatification du pape PieIX, qui traitait les juifs de chiens...». En effet, ce sentiment implique une longue et souterraine volonté de vengeance sans fin. Il n'y a rien chez les juifs qui puisse ressembler par exemple à la désignation d'un «ennemi héréditaire», à la fixation haineuse sur un épisode clé, telle la haine antianglaise, accrochée au supplice de Jeanne d'Arc qui reste vive, même au moment où, lors des deux conflits mondiaux, les pays sont associés...
Quant à la Shoah, «susceptible» (c'est peu de le dire !) de susciter un sentiment antiallemand, Simone Veil faisait remarquer qu'elle n'a entraîné aucun acte de vengeance de la part du peuple juif.
Esprit de revanche.
Important coeur de cible du livre, une étude serrée sur ce qui anime les grandes révolutions cherche à débusquer tout ce qu'elles comportent d'humiliations revanchardes plutôt que de simples conflits entre ordres et classes.
Si la Révolution française est bien un soulèvement de miséreux contre les aristocrates et les riches, Marc Ferro montre qu'une haine particulière s'attache au roi, faite d'amour déçu, car on comptait sur lui pour protéger les humbles. Mais si le ressentiment semble partout dans la révolution russe de 1917, l'auteur éclaire particulièrement celle des intellectuels et artistes, détestés et enviés par le peuple, ils se verront ensuite soumis à une sévère police des cerveaux, le Proletkult, émanation de la nouvelle culture socialiste.
Pourtant, une amertume qui ne débouche pas sur une explosion meurtrière correspond-elle vraiment au ressentiment ? N'illustre-t-elle pas tout simplement, dans le contexte de la Russie d'alors, la prolifération des haines de tous contre tous ?
C'est en 1912 que Max Scheler écrivit « l'Homme du ressentiment », dans lequel il faisait, à la suite de Nietzsche, la typologie précise de celui qui engendre des valeurs soi-disant positives à partir d'une frustration de base. D'une haine rance sortaient d'hypocrites idéaux de fraternité.
L'originalité du livre passionnant de Marc Ferro est, bien sûr, de s'être situé sur le plan collectif en faisant du ressentiment la clef de quasiment tous les conflits de l'Histoire. Mais le « déclencheur » suffit-il à expliquer la suite du « déclenché » ? Il est sûr qu'une fois sur ses rails, la haine nourrit la haine à l'infini, mais elle ne peut le faire que parce que d'habiles démagogues chauffent les masses en rappelant sans cesse tel ou tel « ennemi héréditaire ». N'y aurait-il pas des haines « causa sui », sans ressentiment préalable ?
Marc Ferro s'appesantit beaucoup sur le malheur historique des Polonais dépecés et maltraités de tous côtés. Leur ressentiment serait-il justifié ? N'est-ce pas pourtant par pure «routine antisémite» qu'ils massacrèrent 1 800 Juifs dans la localité de Jedwabne, le 10 juillet 1941 ? Nous disons bien 1941, une tuerie sans rapport avec les exigences nazies.
Marc Ferro, « le Ressentiment dans l'histoire », Odile Jacob Histoire, 204 p., 21,50 euros.
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