LE QUOTIDIEN
Quels sont les travaux dont vous êtes responsable à l'Institut Curie ?
Dr JEAN-PAUL THIERY
Mon équipe s'intéresse au fonctionnement de la cellule normale, et plus particulièrement aux modes de reconnaissance des cellules entre elles, au processus de transformation cellulaire et à la détection des micrométastases, un signal d'alarme pour une éventuelle récidive du cancer. Notre stratégie globale consiste à comprendre le développement embryonnaire normal précoce, afin d'appréhender le fonctionnement anormal des gènes impliqués dans la cancérisation. Notre équipe travaille en collaboration constante avec des équipes médicales ( Encadré y en pas encore...) et, dans certains cas, en partenariat avec le monde industriel.
Inventaire des gènes connus
Cette équipe fait partie d'une unité de recherche où sont étudiées au niveau le plus fin la fonction du produit du gène, la protéine et les conséquences de cette activité sur la dynamique cellulaire.
La fonction de certains gènes est connue, certains induisent ou régulent la division, la mobilité, la différenciation ou l'apoptose des cellules. Cette connaissance permet de dresser un catalogue de la fonction des gènes dans les cellules normales, véritable carte d'identité indiquant la position du gène sur le chromosome, ce qu'il produit, le site où intervient son produit, en quoi il est impliqué dans certaines pathologies.
Le Human Genome Project a permis de dénombrer les gènes, actuellement chiffrés entre 32 000 et 60 000, et de les répertorier dans des banques de données publiques et privées.
Quels sont les enseignements du séquençage de l'ADN humain ?
Il n'est qu'un maillon dans la chaîne des connaissances qui restent à acquérir pour comprendre le fonctionnement de la cellule. En effet les données acquises suggèrent que le dogme : « Un gène code pour une protéine, elle-même assurant une fonction unique » est dépassé. En effet, le système est très complexe, avec des ambiguïtés, car un même gène, à des moments différents, agit à des niveaux distincts. En fait, une protéine donnée agit en coopération avec de multiples protéines ; le résultat de cette combinatoire immense de possibilités de produits de gènes conduit à la fonction.
De plus, un gène code non pas pour une protéine, mais pour des isoformes de cette protéine. A titre d'exemple, chez la drosophile, un seul gène code pour 38 000 protéines différentes. La communauté scientifique internationale s'attache à élucider pourquoi, lorsqu'un sous-ensemble de gènes est exprimé de façon aberrante, survient une transformation maligne ou une pathologie.
Quand peut-on espérer des innovations dans la prise en charge des cancers ?
Les prévisions concernant la vitesse des travaux sur le séquençage du génome humain ayant été surestimées - celui-ci a devancé les prédictions d'une douzaine d'années -, il est très difficile d'anticiper la date des applications médicales.
Avec les connaissances sur le génome, en utilisant les techniques qui se développent, nous pouvons aborder l'étude de certaines pathologies. En ce qui concerne le cancer, l'objectif est de mettre en place des moyens inédits d'identification de nouvelles cibles, permettant l'élaboration de médicaments plus spécifiques.
En fait, des médicaments « ciblés » ont été élaborés à la suite de travaux débutés vers 1980 sur les récepteurs de facteurs de croissance, produits de gènes ayant des fonctions très critiques sur la prolifération de la cellule. Si une molécule se fixe sur le site enzymatique d'un récepteur, elle bloque le signal mitogène instruit par l'interaction récepteur-facteur de croissance.
Le trastuzumab (Herceptin), un anticorps monoclonal, fut la première « antidote » enrayant l'activation du récepteur de surface erbB2, de la famille de l'EGF possédant une activité tyrosine kinase, abondamment surexprimé dans 25 % des cancers du sein. Par la suite, le récepteur de surface erbB1, également très surexprimé dans certaines tumeurs, devint un candidat-cible très intéressant, pouvant être bloqué non seulement par des anticorps monoclonaux mais aussi par des petites molécules de synthèse.
Comment trouver des médicaments ciblant le mécanisme d'action des protéines ?
La stratégie consiste à définir, en premier lieu, une cible intéressante (par exemple, un récepteur), puis de sélectionner, par criblage haut débit, la molécule chimiquement modifiée qui inhibe le mieux son activité. Ce criblage permet donc d'identifier le candidat-médicament susceptible d'être le plus efficace et de toxicité réduite dans les essais précliniques puis éventuellement cliniques. Les travaux actuels se sont concentrés, dans le monde, sur l'investigation de quelques dizaines de cibles décisives pour les firmes pharmaceutiques.
Quels sont les outils utilisables pour mettre au jour une nouvelle cible thérapeutique ?
Pour tirer partie des 30 000 « cartes » du génome à notre disposition, nous disposons depuis 1995 d'un moyen qui progresse considérablement, toujours en évaluation, les puces ADN à haute densité, procédé d'analyse presque exhaustif du transcriptome.
Fonctionnant sur le principe de l'hybridation moléculaire, ces puces permettent de dénombrer tous les gènes exprimés dans une tumeur. En fait, on prépare un « mélange » des ARN (transcrits) à partir d'un prélèvement d'une tumeur ; les transcrits, mis en contact avec la puce où ont été préalablement déposés des segments de gènes de tout le génome, reconnaissent les séquences complémentaires d'ADN. Des marquages fluorescents visualisent l'hybridation et révèlent ainsi la proportion relative des gènes exprimés dans la tumeur.
Grâce à cette nouvelle technique, le reclassement des différentes tumeurs est en cours, de même qu'un certain « reclassement » des malades. En effet, les résultats des analyses descriptives des ARN provenant de malades ayant en apparence la même tumeur dans la même catégorie, selon les 10-15 paramètres cliniques et histologiques usuels, sont très différents. Cela montre bien que l'on regroupait jusqu'ici des populations de patients très hétérogènes, montrant des réponses très disparates aux traitements. D'où l'intérêt de réaliser cette analyse chez chaque malade, afin de guider l'approche thérapeutique de la façon la plus appropriée et de moduler dès à présent les traitements anticancéreux selon ces nouveaux paramètres.
Cette nouvelle approche devrait permettre, dans trois ans environ, d'objectiver un sous-ensemble de gènes (100-200, voire 500) très indicateurs de bonne réponse ou de résistance à la chimiothérapie ou radiothérapie, ou prédictifs d'un potentiel métastatique accru. Les premiers résultats publiés en
janvier 2002 montrent que moins de 100 gènes suffisent pour prédire une rechute métastatique du cancer du sein avec une très forte probabilité (Van't Veer et coll. 2002, « Nature », 415 : 530)
Ces puces devraient également objectiver des marqueurs beaucoup plus précoces que le phénotype macroscopique de la maladie.
Un second outil est en plein essor, les puces génomiques. Dans deux-trois ans, les puces à 30 000 points permettront d'établir le bilan des altérations chromosomiques de tout le caryotype d'une tumeur. On peut penser qu'on sera alors en mesure de corréler certains types de remaniement à l'évolution de la maladie.
La troisième étape sera dévolue à l'étude du protéome ; cette technologie qui s'amorce tout juste permettra d'analyser le contenu total en protéines d'une tumeur par les spectromètres de masse et par des puces protéines. Si un complexe protéine-enzyme était mis en évidence, il pourrait devenir une cible thérapeutique. ,constitue un tour de force. Cependant, en comparant de très nombreuses tumeurs et en affinant les analyses, ces trois procédés complémentaires utilisés en parallèle devraient vraisemblablement réduire le nombre de gènes déterminants à 100-200, retrouvés systématiquement dans une tumeur d'un type particulier dans le monde entier.
Nous avons espoir que ces puces et ces analyses à haute densité, par exemple en identifiant de nouveaux récepteurs ou un gène codant pour une protéine impliquée dans le passage du stade local à l'état métastatique, donneront des résultats vers 2004-2005.
(*)Van't Veer et coll. 2002, "Nature",415:530)
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