«LES MÉDECINS catholiques sont traversés et travaillés par les mêmes questionnements que l'ensemble de la société française», constate le Dr Bertrand Galichon, président du Centre catholique des médecins français (CCMF). Des questionnements généralement douloureux, confessent-ils. Et même tellement taraudants que plusieurs d'entre eux, bien que membres d'association chrétienne, ont préféré ne pas répondre aux questions du « Quotidien ». Ou ont demandé à s'exprimer sous le sceau de l'anonymat. C'est le cas du Dr S. J., psychiatre dans un centre de diagnostic des déficiences mentales liées à l'X et membre du bureau des Jeunes médecins chrétiens (JMC). «Mes convictions personnelles relèvent de ma vie privée, explique-t-elle. Il est hors de question de lesévoquer devant mes patients. En tant que psychiatre, mon intervention vise à éclairer la décision qu'ils sont seuls à pouvoir prendre: interrompre ou non la grossesse. Mon travail consiste à la leur faire envisager du point de vue de leur couple, en faisant abstraction de mes positions personnelles. Surtout, je dois les aider à dépasser le registre de la faute et la culpabilité.»
Le Dr J. s'est donc constitué des repères, dit-elle, pour «permettre à ses patients d'agir au plus près d'eux-mêmes, sans qu'interfère le critère religieux».
Ne craint-elle pas d'être ainsi en porte à faux avec la doctrine du Vatican ? «Je ne suis pas spécialiste des écrits officiels des évêques, ni des encycliques du pape.Ces textes tracent une sorte de ligne d'horizon, d'idéal de vie et d'amour. Pour ma part, comme on dit trivialement, je suis dans le concret, j'ai les mains dedans. Quand on découvre une anomalie à l'échographie, quel choix doit être privilégié? Évidemment, la tendance actuelle vise à réduire les anomalies à la naissance. Dans ce contexte, comme chrétienne, je m'efforce de vivre le coeur du message de l'Évangile: être proche des petits et des pauvres, les assister et non les juger avec l'arrogance et l'intolérance des pharisiens et des docteurs de la loi.»
Éthique de la neutralité contre objection de conscience.
Cette éthique de la neutralité, assumée dans une spécialité particulièrement exposée, tous les médecins catholiques ne la partagent pas. Membre de l'Emmanuel, un mouvement charismatique classé plutôt dans l'aile conservatrice de l'Église, le Dr Yves Dequidt, 53 ans, membre du bureau du CCMF, ne le cache pas : il annonce franchement la couleur dans le cadre du colloque singulier : «Je ne prescris pas le test de dépistage de la trisomie21, explique ce généraliste du Nord , et j'en assume le risque. Quand un patient m'interroge sur la PMA, je lui réponds en évoquant mon expérience de parent adoptant, et je lui rappelle que, selon les dernières statistiques onusiennes, 60millions d'orphelins sont recensés de par le monde.»
Pour la contraception, si la situation du patient est «humainement difficile», le Dr Dequidt pourra faire des prescriptions. Mais, souligne-t-il, «uniquement si la technique est contragestive. Pour la technique abortive, je bloque».
Le Dr Dequidt ne transige pas. Si besoin, il assume, comme chrétien, d'être «un signe de contradiction avec la société». Il revendique le droit à l'objection de conscience. Ce faisant, il adhère sans réserves aux positions exprimées par Benoît XVI : «Dans l'encyclique Spe Salvi [Nous avons été sauvés dans l'espérance»], publiée en novembre 2007,le pape évoque largement la souffrance et la voie de l'espérance. Il demande si l'autre est suffisamment important à mes yeux pour que je devienne quelqu'un qui souffre pour lui. C'est la clé de toute la morale chrétienne.»
Le grand écart.
Épouser la doctrine du Vatican relève cependant, pour beaucoup de médecins catholiques, du grand écart. «Depuis “Humanae vitae” , observe le Dr Bernard Guillotin, généraliste à Paris,membre du CCMF, les petits soldats obéissant à la ligne de Rome, à la manière de la chanson d'Eddy Mitchell, “Le pape a dit”, se font de plus en plus rares. Ceux qui refusent de prescrire la pilule sont ultraminoritaires. De même, pour le préservatif, nous n'opposons aucune objection dès lors que les personnes ne sont pas en mesure d'observer soit la fidélité, soit la chasteté, selon la loi stricte de l'Église. Pour prescrire le vaccin papillomavirus non plus, ou pour orienter des patients vers la PMA, je n'éprouve personnellement aucun état d'âme.»
Restent des limites éthiquement infranchissables, comme autour de l'euthanasie, où la réflexion et l'accompagnement doivent l'emporter sur les slogans de certaines associations, telle l'ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité). Le Dr Guillotin ne le cache pas : «Plus vous montez dans la hiérarchie de la pyramide, et plus l'Église est verrouillée. Certes, beaucoup de prêtres et même desévêques, tout en veillant sur la doctrine, sont très à l'écoute de nos pratiques. Avec d'autres, j'éprouve toujours l'espoir, peut-être un peu naïf, de faire bouger les dogmes sur le plan éthique, d'essayer de faire passer au premier plan dans l'exercice quotidien de notre métier, l'amour et la compassion.»
Benoît XVI pourrait-il déverrouiller un jour la doctrine ? «Je serais tenté de vous dire non. Mais cela ne nous dispense pas, en tant que praticiens catholiques, de former un laboratoire d'idées, pour tenter de faire passer, malgré les obstacles, la bonne nouvelle de l'Évangile.»
« Il faut désimplifier les problèmes ».
Membre des jeunes médecins chrétiens, le Dr Isabelle Brabant, 30 ans, généraliste dans un cabinet de groupe à Saint-Étienne, exprime un engagement semblable pour «éclairer ses pratiques quotidiennes à la lumière de la Bible. C'est-à-dire, poursuit-elle, en priorité en accompagnant les patients sur le chemin où ils peinent, en les écoutant, en ouvrant le dialogue avec eux pour qu'ils puissent faire des choix libres, sans leur imposer mes idées».
«Il faut désimplifier les problèmes», estime la généraliste stéphanoise, qui s'élève «contre la vision binaire qui consiste à juger et à dire le bien et le mal selon un code universel, comme si tout le monde était ou devait être parfait. Depuis le concile de VaticanII, nous avons appris que laconscience individuelle doit primer sur tout autre critère. Sous le regard du Christ qui pardonne».
Les JMC ne se dispensent pas pour autant d'étudier la doctrine romaine. En juin dernier, ils se sont réunis pour étudier « Humanae vitae ». «Sur le fond, c'est un texte par bien des côtés recevable, estime le Dr Brabant, mais les fondamentaux qu'il expose sur le refus intransigeant de la contraception chimique restent difficiles à entendre.» Comme ses amis de l'association, la généraliste prescrit la pilule «sans arrière-pensée», de même que le dépistage de la trisomie 21. Bien sûr, ajoute-t-elle, «cela n'empêche pas de considérer que la contraception ne représente pas la visée ultime du projet de Dieu pour l'homme».
Entre morale fondamentale et pratique médicale, entre loi et compassion, les médecins catholiques vivent souvent sous tension. Urgentiste à l'hôpital Lariboisière, marié et père de quatre enfants, le Dr Bertrand Galichon a tranché : «Les médecins chrétiens, estime-t-il, ne sont pas là pour mettre en application les principes énoncés par le magistère, mais pour prendre en charge la souffrance de leurs patients, avec leur expertise médicale et en posant un regard chrétien: la prise en compte de la souffrance de l'autre, comme unique et particulière, c'est le critère fondamental du médecin chrétien, pour agir en homme libre, selon son expérience et sa conscience. Le magistère dit les principes. Au médecin de faire avec.»
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