SUR CINQ PERSONNES âgées de 18 à 65 ans, habitant en France, qui ont participé à une bagarre dans un lieu public durant les deux années écoulées, deux s'étaient alcoolisées dans les deux heures précédant la rixe. On en compte une sur quatre, dans des circonstances identiques, pour des agressions entre deux individus hors de la famille, et une sur trois dans la sphère familiale (35 %). Parmi les auteurs de destructions intentionnelles (32 %), de type dégradations de matériels publics, de vitrines ou de voitures, un sur trois est également sous l'emprise de l'alcool. Quand la délinquance est planifiée, à l'instar du vol, le lien aux verres bus 120 minutes avant le passage à l'acte n'intervient en revanche que pour un monte-en-l'air sur cinq.
«Cette dernière observation est en concordance avec ce qu'on peut lire en la matière dans la littérature internationale», fait remarquer au « Quotidien » Laurent Bègue, professeur de psychologie sociale, maître d'oeuvre de l'enquête VAMM (violence, alcool, multiméthodes) sur « les liens entre alcool et violence » lancée par la Santé, dont de premiers résultats sont diffusés par le ministère (voir encadré). En d'autres termes, dans le cas de boissons alcooliques combinées à des gestes délictuels, il s'agit «davantage de réactions éruptives. Elles influent sur la perception, la gestion des émotions», comme l'illustrent des scènes où la provocation échauffe les esprits.
Des facteurs prédictifs de rixe
«Ces données descriptives recueillies, nous avons identifié les facteurs prédictifs majeurs de rixe», poursuit Laurent Bègue. Plus une personne boit en quantité et en une seule occasion, plus elle apparaît «susceptible de participer à toute forme de violence ou de délinquance, avec parfois des interactions». Au rang des stimulateurs de comportements belliqueux figurent la tendance chronique à l'agressivité (mesurée de manière psychométrique), qui ne potentialise pas les dangers de la boisson, le niveau d'études (moins on est instruit, plus on se montre enclin, «indépendamment des verres de trop», à cogner), le fait de penser que l'alcool rend violent (croyance d'autant plus forte qu'on boit beaucoup en une seule occasion), ou encore la propension à la dépression et à un faible autocontrôle. Parmi les conséquences de l'alcool ressenties par les buveurs, 8 % perdent le contrôle d'eux-mêmes, 6 % deviennent agressifs, 3 %, carrément méchants, et 3 % cherchent des disputes. Si le sexe joue un rôle primordial, la majorité des auteurs de mauvais coups se recrutant dans la gent masculine, il n'en est rien de l'âge entre 18 et 65 ans.
Violences subies : les femmes les plus touchées
Au chapitre des violences subies, 23 % des personnes interrogées disent avoir été agressées entre juin 2004 et juin 2006, 29 % estimant que l'agresseur avait bu deux heures avant l'événement (37 % ne se prononcent pas ). Il avait bu, selon elles, 5 verres ou plus (54 %), 3 ou 4 verres (9 %), 1 ou 2 verres (10 %), 27 % ne quantifiant pas. Une sur quatre de ces victimes (27 %) a été témoin, enfant, de dispute familiale due à l'alcool. Chez les femmes, 1 sur 10 fait état de coups et blessures au cours des deux années précédentes. Il s'agit de citoyennes affichant un niveau d'agressivité chronique plus ou moins élevé, buvant plus de 5 verres en une seule occasion et davantage que d'autres en difficulté sociale : périodes de solitude aggravées par un changement de pays, une incarcération ou des conflits familiaux. Nombre d'entre elles n'en sont pas à leurs premiers coups et blessures. L'enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (2000), coordonnée par l'institut de démographie de l'université de Paris-I, avec le concours de l'INED, de l'INSERM et du CNRS, minimisait, elle, l'incidence des facteurs sociaux.
À l'origine, impulsivité, débilité légère, précarité
Faute d'être « la » cause de violence, l'alcool en constitue un risque non négligeable. Laurent Bègue préfère pour sa part le mot «corrélation». Et de s'interroger sur les variables qui pourraient être à l'origine des liens alcool-violence. «On sait qu'une personne souffrant d'impulsivité est à la fois plus portée à devenir alcoolique et violente», dit-il. Idem pour les hommes et les femmes présentant un déficit cérébral léger, ayant des parents buveurs et querelleurs, vivant dans la précarité ou bien appartenant à un groupe de délinquants qui valorisent les comportements alcooliques. «Pour établir une relation causale violence-alcool, il faudrait passer à une autre méthode complémentaire, de type expérimental.»
Il y a trois ans, Laurent Bègue a réalisé un travail démontrant qu'aucun effet pharmacologique de la dose d'alcool consommée ne renvoie à l'agressivité. En revanche, il constate un «effet placebo chez les personnes croyant avoir bu, qui se sont manifestées comme plus agressives que les buveurs de 5 et 3verres»*. Dans des synthèses de la littérature internationale publiées en 1997**, il est suggéré un lien causal qui se nourrit de trois explications. L'alcool a un effet pharmacologique au point de perturber le fonctionnement cognitif exécutif (altération du cortex préfrontal), le sujet est frappé de «myopie alcoolique». La deuxième explication est «attributionnelle»: considérant que l'alcool bénéficie de circonstance atténuante dans le jugement du sens commun – ce que l'enquête VAMM met en exergue –, le buveur se laisse aller à la perte de son propre contrôle. Enfin, il existe une explication «en termes d'automaticité» : comme le montre l'étude VAMM, la seule image d'une bouteille d'alcool «active non consciemment le concept d'agression».
À partir de ces données, il appartient aux pouvoirs publics de développer des actions de prévention intelligentes. La limitation des heures d'ouverture des lieux de vente de boissons alcooliques et une majoration du prix de celles-ci auraient «un impact positif sur les violences», préconisent les auteurs de VAMM. «À la condition, précise Laurent Bègue, de mettre en pièces, dans le cadre d'une campagne de communication, l'idée selon laquelle l'alcool justifie les conduites illégitimes.»
* L'étude va paraître prochainement dans le « Journal of Expérimental Social Psychology », bimensuel américain.
** Galanter, Plenum Press.
Le cadre de l'enquête
Dénommée VAMM (Violence, Alcool, Multi-Méthodes), l'enquête, diligentée par la DGS et financée par elle à hauteur de 110 000 euros, a été dirigée par Laurent Bègue, responsable du laboratoire interuniversitaire de psychologie, personnalité, cognition, changement social de Grenoble. Six chercheurs se sont distingués : Philippe Arvers, épidémiologiste au centre de recherche du service de santé des armées, Baptiste Subra, doctorant (mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie), Véronique Bricout, biologiste, Claudine Pérez-Diaz et Sebastian Roché, sociologues CNRS, Joël Swendsen, psychologue clinicien et Michel Zorman, médecin de santé publique.
Pour cette enquête, 2 019 femmes et hommes, à parité, de 18 à 65 ans, des régions Île-de-France et Nord, ont été recrutés, en juin, juillet et août 2006 dans les rues, avec 3 fourgons, équipés de matériels vidéo, animés chacun par 3 enquêteurs. Rémunérés de 8 à 12 euros, il leur était demandé de participer à une consultation de 40 minutes à 1 heure sur « Les modes de vie et comportements sociaux », plutôt que de mettre en avant « Alcool et violence », subie et agie, le thème effectif de l'enquête, qui pouvait renvoyer pour certains à des attitudes déviantes difficiles à avouer. L'échantillon, représentatif des populations régionales concernées, compte 93 % de Français, 42 % de célibataires, 25 % de mariés, 15 % de concubins, 47 % de parents, 64 % de travailleurs, dont notamment 22 % d'employés, 18 % de professions intermédiaires, 11 % de cadres, libéraux et intellectuels, 7 % de retraités et 22 % de sans-emploi.
Dans les mois à venir, VAMM fournira des analyses sur les thèmes « Malaise social et alcoolisation », « Travail et boissons alcooliques », ainsi que « Dépression et alcool ».
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