> Idées
S'IL ABOIE un peu contre l'expression « devoir de mémoire », c'est parce que celle-ci est une fonction naturelle comme la respiration, il est donc vain de lui enjoindre de fixer tel et tel fait. De plus, la société a pris mille précautions pour tapisser d'images d'Epinal la conscience collective, et ce depuis la maternelle. Ainsi, dit Jean-Pierre Guéno, « nous avons appris que les poilus étaient des hommes virils et déterminés, qui étaient partis la fleur au fusil en août 1914 ». Nous avons su également que les déportés juifs victimes de la Shoah ne durent rien aux agissements du gouvernement de Vichy, mais tout aux hordes hitlériennes. On pourrait aussi évoquer les icônes vibrantes du débarquement en Normandie ou des chars russes écrasant la bête nazie dans les neiges sales de Stalingrad.
On l'aura compris, le fameux devoir de mémoire sert surtout à oublier ce qui n'est pas très avouable. Rapidement, le malicieux Jean-Pierre Guéno délaisse le père Castor pour des exemples plus récents qu'il traite avec beaucoup de tact et d'intelligence du cœur. Il y a l'oubli des idées de Jean Zay, cet ancien ministre de l'Education nationale, assassiné le 20 juin 1944 par un milicien (jamais jugé) qui tint à lui mitrailler le visage pour le nier physiquement et rayer à jamais son identité. L'oubli des idées de Jean Zay a perfidement bien réussi, il a partout donné son nom à des rues et à des collèges**.
Il y a l'oubli du génocide du Rwanda, souvent réduit à une vague bagarre entre ethnies, qui masque utilement le rôle de la France, grande fournisseuse de machettes et de prestations en matière d'interrogatoires. Il y a aussi, ajoute Guéno, l'oubli de ce qu'était l'Entreprise, captée aujourd'hui par le modèle privé : OPA en rafales et patrons devenus des stars du tout-à-l'ego. Mais ici, son passéisme nous semble un peu faible.
Les morceaux du passé.
On sent en fait, à mesure que le livre progresse, que c'est le mensonge humain, l'hypocrisie qui le gênent le plus : jeune enfant, il s'aperçoit lors d'une partie de pêche avec son grand-père que ce dernier a une ligne pourvue d'un terrible crochet mais qu'il a doté le petit-fils d'un leurre incapable d'attraper un poisson. Ce qui le gêne, c'est que le mal court et que son père tronçonne un jour son ours préféré au milieu de morceaux de bois.
Pourtant, l'amnésie n'est pas forcément perverse et c'est dans les tourments que le névrosé tente de recoller les morceaux disjoints de son passé devant un psychanalyste parfois lointain. Dans la deuxième partie de la « Généalogie de la morale », Nietzsche imagine quelqu'un chez qui chaque perception se doublerait d'une trace mnésique. La conscience serait vite engorgée de souvenirs ( « dyspepsie » dit l'auteur du « Gai Savoir »), toute nouveauté serait immédiatement subsumée par l'ancien. Mais y aurait-il un jour « de nouveau de la place pour une chose nouvelle » pour celui dont le père a décapité l'enfance et qui écrit à sa mère : « Tu es parti... tu m'as rendu le vide que je t'avais laissé : mais je ne peux rien en faire. »
Editions Milan, 164 pages, 16 euros.
* Librio.
** Qu'on nous permette de signaler l'indignation qui saisit ceux qui apprennent qu'il y a à Paris un (tout petit) lycée Simone-Weil, dont les nuits ne sont hantées ni par l'histoire des idées philosophiques ni par l'orthographe : « Comment ? elle a déjà un lycée ! »
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