EN EXAMINANT les rapports entre citoyens et délateurs,
l'ouvrage dirigé par Jean-Paul Brodeur et Fabien Jobard les pose comme radicalement séparés. La délation n'a pas vraiment une bonne image, et traîne avec elle la louche atmosphère du « Corbeau » de Clouzot*. Pourtant, au fil des contributions, on voit se découper le profil d'une exigence d'information citoyenne beaucoup plus responsable.
Au départ, le mot latin « delator » n'a pas une connotation péjorative. Le terme désigne un accusateur, à la Renaissance un simple rapporteur de faits. « Il est intéressant, dit Jean-Pierre Brodeur, de distinguer ce mot de celui plus général de dénonciation. » Or, dénoncer est une attitude générale qui peut être très positive dans le cas d'une injustice. Le droit permet à une victime de dénoncer son agresseur. Ajoutons pour compliquer les choses, le témoin qui, dans le cas d'un accident, peut incriminer quelqu'un sans être spécialement malveillant.
Or, on sent bien que le délateur est autre chose, que le tort infligé n'est pas le moteur principal. Les délateurs, dit J.-P. Brodeur « sont très fréquemment des proches ou surtout des complices de ceux dont ils rapportent les activités », ils font partie du cercle des initiés. D'où l'idée de traîtrise qui semble consubstantielle à cette notion.
Le type emblématique en pourrait être l'indic de police. Nul besoin pourtant d'être stipendié, beaucoup de gens parlent à la police, souvent de façon anonyme, parfois simplement pour signaler un véhicule mal garé. Quel citoyen rendu insomniaque par la « teuf » bruyante d'un voisin n'a pas cédé à une vertueuse dénonciation ? Le droit au sommeil n'est-il pas sacré ? De dénonciateur occasionnel, on peut, les circonstances aidant, devenir indic pour se sortir d'un mauvais pas : telle prostituée accepte, par exemple, de donner des renseignements pour qu'on la laisse exercer son métier. C'est in fine, la police qui décide de faire une fiche sur vous, en fonction de votre utilité.
Jalousie.
Mais les motivations ne sont pas toujours aussi critiques, et les petits rapporteurs vont parfois crachoter leur bile auprès d'autres institutions. Une étude très aiguë d'Anne-Lise Ulmann porte sur les lettres de dénonciation envoyées aux CAF, les caisses d'allocations familiales.
Cette correspondance, le plus souvent anonyme, fait état de soi-disantes fausses déclarations effectuées le plus souvent par un voisin. Dissimulation de ressources, de situation de famille, écart criant entre le train de vie réel et celui enregistré forment le noyau de dénonciations assez sordides. Anne-Lise Ulmann note que l'émetteur semble remplacer sa jalousie par une identification à la CAF-victime. De plus, en brandissant le glaive de la moralité, ces petits corbeaux administratifs se livrent à une dénégation de leur haine et de leur jalousie, et affirment vouloir réparer une injustice subie par les caisses. Comme on s'en doute, la gestion de ces dénonciations par les organismes concernés pose de vrais problèmes, beaucoup étant signées de nom d'emprunt pour créer la confusion. Il est aussi gênant de les ignorer que de les prendre en compte.
De façon assez prévisible, plusieurs études appréhendent les périodes de l'Histoire où la délation fait rage. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, son explosion pendant les années noires de l'Occupation allemande** n'a pas été étudiée de très près, beaucoup de documents ayant disparu. Cette période met en lumière le fait que la dénonciation de résistants, de communistes ou de juifs n'implique pas seulement les dénonciateurs mais leur victime : dénoncer un juif, c'est l'envoyer à la mort. La fragilisation de ces derniers rend encore plus hardies et odieuses ces actions. Curieusement, l'antisémitisme ordinaire est moins allégué que la simple exigence de se mettre sur les rangs pour s'emparer des biens des disparus. Beaucoup de vengeances personnelles en profitent pour s'assouvir en désignant comme juif ou communiste celle ou celui dont on veut se débarrasser.
Un Allemand de l'est sur trois.
A peine la RDA avait-elle cessé d'exister que les archives de sa police furent ouvertes. Dans une étude très fouillée, Sonia Combe fait état de chiffres qui sont, eux, avérés : quatre millions de dossiers de surveillance. Sur une durée de quarante ans d'existence de la RDA, un Allemand sur trois a collaboré une fois dans sa vie avec la Stasi. En fait, il ne s'agit pas forcément de dénonciations (bien qu'on en dénombre 500 000 !) mais de constitutions de dossiers de surveillance, d'accumulation de fiches banalement faites par des citoyens sur des citoyens. Héritage d'un riche passé allemand ? Mais aussi, montre l'auteur, obligation stalinienne de fabriquer partout des « ennemis d'Etat ».
A cet égard, plusieurs contributions examinent de façon très technique les relations entre haute police d'Etat, et ses services de renseignements, et basses polices privées. Dans ce cas-là, la notion de traîtrise disparaît évidemment puisqu'il s'agit de trafic de drogue. Elle est remplacée dans le meilleur des cas par ces agences américaines qui travaillent pour le FBI et transforment une masse d'informations en renseignements traitables. Dans un climat d'alerte terroriste, certains diraient de paranoïa généralisée, l'établissement de situations à risques types, ou le profilage d'individus potentiellement dangereux éclipsent l'image un peu crapoteuse et hexagonale du corbeau. Des bases de données de plus en plus riches, l'éclatement des sources grâce à la privatisation du Renseignement permettent de dissuader les criminels, tout comme la multiplication des espaces urbains vidéo-surveillés. On se trouve là en climat anglo-saxon, dans lequel, comme le dit Frédéric Ocqueteau, « l'Etat n'est pas vraiment considéré comme le seul et ultime protecteur des populations sur son territoire ».
Peut-on compter sur « Big Brother » pour tout surveiller et par conséquent avoir moins à punir ? Les caméras du métro de Londres avaient filmé les terroristes, sans bien sûr les dissuader. Il faudra encore des délateurs pour signaler aussi les mauvais traitements sur enfants, car les caméras sont stoppées par le béton et parfois les corbeaux se font hirondelles.
« Citoyens et délateurs. La délation peut-elle être civique », Jean-Paul Brodeur et Fabien Jobard, « Autrement », coll. « Mutations », 213 p., 19 euros.
* « Le Corbeau » de H. G. Clouzot. Film datant de l'Occupation (1943) dans lequel les notables d'une petite ville reçoivent des lettres anonymes évoquant leur vie personnelle. Ceci ne s'inscrit pas vraiment dans le cas de la délation qui est toujours liée à une autorité, comme la police.
** En 1983, André Halimi a avancé le chiffre de 3 à 6 millions de lettres durant cette période. Il n'est pas nécessaire de rajouter de l'ignominie à l'horreur, et ce chiffre est surévalué. En tout cas, l'épuration fut confrontée à 311 563 dossiers.
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