Les ophtalmologistes se penchent sur leur passé

Publié le 07/10/2003
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Comme l'explique le président de la SFHO*, le Dr Jacques Voinot, les ophtalmologistes des deux pays n'ont pas attendu l'avènement de l'Europe politique pour coopérer et s'influencer mutuellement : au XVIIIe siècle, la France domine l'ophtalmologie mondiale, notamment grâce à Jacques Daviel, et attire de nombreux Allemands qui viennent s'y former. Au XIXe siècle, au contraire, ce sont les écoles de Berlin et de Vienne, à la pointe du progrès, qui marqueront l'ophtalmologie française.

Au-delà de l'étude, des relations scientifiques, cette réunion commune a mis en lumière les personnalités singulières de plusieurs ophtalmologistes, comme le Dr Ludwic Zamenhof (1859-1917), entré dans l'histoire pour avoir inventé et mis au point l'esperanto. Ce médecin juif né à Bialystok, ville polonaise alors russe, consacra toute sa vie à son idée de langue internationale. Mais les autorités russes s'inquiétèrent de cette « langue secrète », qu'elles ne maîtrisaient pas, et virent en Zamenhof un « ophtalmologiste suspect et dangereux ». Ses recherches eurent des répercussions négatives sur sa carrière médicale et il vécut souvent dans la misère. En Russie comme dans le reste de l'Europe, ses travaux furent salués par les partisans d'une meilleure compréhension entre les peuples, mais rejetés par les milieux nationalistes. Dans son sillage, de nombreux ophtalmologistes apprirent l'esperanto pour pouvoir comprendre leurs confrères étrangers, à l'image du professeur parisien Emile Javal. L'esperanto est aujourd'hui en perte de vitesse, mais Zamenhof a conservé sa place dans le panthéon des bienfaiteurs de l'humanité : un astéroïde gravitant autour du soleil porte son nom, et un autre celui d'Esperanto.

L'uvéite de Jean l'aveugle

La réunion a évoqué aussi l'un des monarques les plus étonnants du Moyen Age, Jean l'aveugle (1296-1346), comte de Luxembourg et roi de Bohème, qui parvint à se maintenir au pouvoir pendant sept ans en dépit de sa cécité. Célèbre pour ses prouesses chevaleresques, Jean commença à souffrir de l'œil droit au cours d'une campagne en Lituanie, en 1337. Il se fit soigner par un médecin français, mais le traitement échoua. La sanction fut sans appel : le médecin fut enfermé dans un sac et jeté, vivant, dans une rivière. Peu après, Jean confia son « grand martyre » à un autre oculiste, qui avait pris la précaution de lui faire promettre qu'il aurait la vie sauve même en cas d'échec, précaution utile car le médecin ne put éviter la perte de l'œil. Deux ans plus tard, alors que son autre œil était atteint lui aussi, Jean consulta, à Montpellier, le célèbre Guy de Chauliac, qui lui prescrit une diète. Mais il perdit la vue peu après, ce qui lui valut, à partir de 1339, le surnom de Jean l'Aveugle. Malgré son handicap, il continua à monter à cheval et à combattre, et resta l'un des souverains les plus respectés de son temps. Allié des Français, il meurt à la bataille de Crécy, en 1346, d'un coup de lance dans le dos qu'il n'aurait donc, même valide, sans doute pas pu esquiver.
Pour le Dr Liliane Bellwald (Luxembourg), les écrits de Guy de Chauliac permettent de penser que Jean souffrait d'une uvéite qui s'est compliquée de cataracte, qui a atteint l'oil droit avant de toucher le gauche. La cécité est sans doute une conséquence de l' « abaissement » de la cataracte, seul traitement alors connu pour tenter d'enrayer cette affection. Mais soigner les monarques n'a jamais été de tout repos, au Moyen Age comme à des périodes plus récentes, comme l'a rappelé une autre conférence : le médecin corse Francesco Antommarchi (1789-1838), qui fut le « généraliste » de Napoléon à Sainte-Hélène, ne profita guère de son illustre patient pour asseoir sa notoriété et fit l'objet de nombreuses controverses. Rentré en Europe, il tenta sans succès de s'installer comme ophtalmologiste à Paris, puis parcourut le monde en exerçant sa discipline, avant de mourir de la fièvre jaune à Cuba, en avril 1838.

* La SFHO peut être contactée via son secrétaire général, le Dr Robert Heitz, par courriel heitz@sdv.fr ; elle dispose aussi d'un site Internet, www.histoph.org

Denis DURAND DE BOUSINGEN

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7399