RESTER OU PARTIR ? Les organisations non gouvernementales présentes dans les pays ravagés par les conflits et les guerres arbitrent ce débat crucial différemment selon les contextes qu'elles rencontrent. Ainsi, en Afghanistan, Aide médicale internationale (AMI) a décidé de poursuivre ses missions. « Nous avons une quinzaine d'expatriés sur place, en charge des programmes de santé complets dans une douzaine de districts du pays, explique Martin Bevalot, responsable des programmes Irak, Palestine, Afghanistan et Soudan de l'association. Nous sommes présents là-bas depuis vingt-cinq ans, ce qui nous donne une bonne connaissance du terrain et nous permet de rester sans faire prendre trop de risques à nos volontaires. »
Médecins du Monde (MDM) a fait le même choix. « Mais nous nous employons à déléguer le maximum de responsabilités aux personnels afghans, pour réduire le nombre de nos expatriés sur place ; la plus grande vigilance s'impose », précise Joseph Dato .
Médecins sans Frontières (MSF), on le sait, a préféré plier bagages. Le 2 juin, cinq de ses volontaires étaient assassinés sur une route entre Khairkhana et Qala-I-Nax, dans la province de Badghis, au nord-ouest du pays. « Notre équipe a été victime d'une attaque ciblée et préparée, raconte le Dr Marie-Madeleine Leplomb, responsable du programme Afghanistan de MSF. Nos collègues, qui s'occupaient d'un plan antituberculeux, ont été atteints de plusieurs balles. Des impacts étaient visibles sur le pare-brise avant, la fenêtre avant côté passager, ainsi que le pare-brise arrière. Le meurtre a été revendiqué à deux reprises par un porte-parole des talibans, le mullah Abdul Hakim Latifi, qui a expliqué à l'AFP que des organisations comme MSF qui travaillent dans l'intérêt des Etats-Unis sont des cibles pour son organisation. »
Appel au meurtre.
Cet amalgame explicite entre les militaires américains et les humanitaires valait appel au meurtre. MSF a essuyé des plâtres sanglants et choisi le départ, un mois après le quintuple meurtre.
« En définitive, analyse Fabrice Weissmann (MSF), l'unique protection dont disposent les acteurs humanitaires et la clarté de leur image qui doit refléter leur position de tiers extérieur au conflit et la transparence de leurs intentions. Or, cette image a été fortement malmenée en Afghanistan, tant par les forces de la coalition que par la plupart des acteurs de l'aide, qui ont ainsi entretenu une confusion mortelle entre organisations humanitaires et institutions politico-militaires. » Mortelle confusion. Le Dr Jean-Hervé Bradol, président de MSF, l'explique par plusieurs raisons (lire ci-dessous).
Le mixte militaire-humanitaire sévit tout autant en Irak. Sergio Vieira de Melo, le représentant spécial du secrétaire général des Nations-Unies, l'a payé de sa vie le 19 août 2003, dans un attentat à Bagdad, lui aussi personnellement visé en sa qualité d'humanitaire. Et mardi dernier, deux Italiennes travaillant pour une ONG ont été enlevées à Bagdad.
Dangers et besoins de l'Irak.
En Irak, les ONG françaises MSF et MDM ont opté pour la stratégie du départ : « Le degré de risque est trop élevé, en regard d'une situation sanitaire et médicale qui n'est pas à proprement parler chaotique, explique Thomas Durieux, responsable du département des urgences à MDM, l'un des référents sécurité de l'association.
AMI est l'une des rares ONG qui reste à l'œuvre à Bagdad. Bien sûr, « nous observons des règles de sécurité très strictes pour minimiser les risques de dommages collatéraux, explique le chef de mission, Paul Yon ; couvre-feu, déplacements minimaux, sacs de sable dans les bureaux, films protecteurs sur les fenêtres. Chaque expatrié est volontaire et il connaît par avance les conditions dans lesquelles il va devoir vivre lorsqu'il signe son contrat. Cependant, la surprise est toujours de mise lorsqu'il passe sa première semaine à Bagdad et qu'il reste enfermé 24 heures sur 24, passant tout son temps entre le bureau et la maison, ne pouvant pas sortir dans la rue, ne serait-ce que l'espace de cinq minutes. »
Pour cet autre pays en pleine tourmente qu'est la Tchétchénie, généralement, les ONG ont maintenu des équipes de nationaux sur le terrain, renforcées ponctuellement par des expatriés qui font la navette depuis Moscou où elles restent basées : « Des allers-retours principalement pour assurer des missions de formation , de l'humanitaire à distance, faute de mieux », précise Martin Bevalot (AMI).
Trois règles de base.
Bien sûr, gérer la sécurité sur le terrain fait partie du métier d'humanitaire depuis toujours. Chaque organisation dispose de sa doctrine, de ses manuels et autres guides, et chaque volontaire reçoit une formation appropriée avant son départ et sitôt arrivé sur le lieu de sa mission. A MDM, Thomas Durieux, un des référents maison pour la gestion de la sécurité, précise que tout repose sur trois règles de base : « Savoir qui est où en permanence ; être joignable en permanence ; ne jamais être là où c'est interdit : tout déplacement, aussi simple soit-il, doit avoir été validé préalablement par le responsable sécurité de la mission, en général le coordinateur général qui dirige l'équipe. La mise en œuvre de ces règles repose sur un croisement d'analyses et d'informations géopolitiques en lien avec tous les acteurs dans la zone concernée, aussi bien les militaires, les politiques, les responsables de la société civile et les religieux. La sécurité de nos volontaires passe par la parfaite connaissance de tous les réseaux locaux, et une veille géopolitique constante. Les process observés découlent de la classification sécurité notée de 1 à 5, du plus sûr au plus périlleux. »
En vingt ans, MDM n'a eu à déplorer aucun mort chez les Français envoyés en mission. « Cela ne prouve pas que nos mesures de protection soient infaillibles, commente Thomas Durieux. Disons que, jusqu'à présent, nous avons eu de la chance. »
D'ailleurs, « le contexte des nouveaux risques nécessite le retoilettage de notre charte sécurité, précise Joseph Dato, délégué aux missions internationales de l'association. Il faut revoir en particulier notre approche des interlocuteurs sur place pour mieux nous expliquer sur notre mandat et affiner la perception que les acteurs locaux ont de notre action. Et dans l'immédiat, il faut réduire au minimum notre visibilité et bannir toute prise de parole intempestive. Cette nécessité de faire preuve de plus de vigilance vaut aussi bien pour l'Afghanistan ou la Tchétchénie que pour des pays d'Afrique comme la Côte d'Ivoire ou le Congo. »
« Coûte que coûte, les humanitaires doivent garder à l'esprit que le danger ne doit jamais être banalisé, souligne Paul Yon ; un ou une volontaire qui travaille dans un contexte au quotidien dangereux peut parfois, sans le vouloir, perdre pied avec la réalité... Ne plus bénéficier d'assez de recul pour se rendre compte que la situation est devenue trop dangereuse et qu'il faut savoir dire : "stop, je ne dois pas prendre risques inconsidérés" . C'est le danger baptisé burn-out en jargon humanitaire, un danger sérieux. »
L'humanitaire traverse de l'avis général une crise majeure, affronté au risque de voir son action récupérée, amalgamée, mélangée avec d'autres valises que les siennes, qu'elles soient américaines en Irak, ou russes en Tchétchénie. « Il y a quelques années encore, nous étions protégés par notre colombe (le symbole de MDM), note Thomas Durieux. Dans 20 % de nos missions, aujourd'hui, la colombe a cessé d'être le gage de notre sécurité. »
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