LE DOSSIER MÉDICAL personnel (DMP), après un parcours chaotique en début d’année, commence à sortir du brouillard.
D’après l’étude économique du cabinet Bearing Point, le déploiement du DMP devrait durer plusieurs années à compter du 1er juillet 2007, pour un coût total évalué «entre 1,2 et 1,5milliard d’euros sur cinq ans», et rentabilisé par les économies et les gains de productivité induits (« le Quotidien » des 23 et 24 novembre).
Par ailleurs, le contenu du DMP et ses modalités de fonctionnement ont été esquissés sur le plan juridique (1), faisant surgir immanquablement commentaires, regrets et doutes chez les principaux acteurs concernés. Un colloque, organisé aujourd’hui à Paris par le ministère de la Santé et le groupement d’intérêt public (GIP) chargé du DMP (en partenariat avec « le Quotidien » et « le Monde »), est justement consacré aux problèmes éthiques soulevés par cet outil et les nouvelles technologies dans le domaine de la santé.
La confiance envers le DMP est donc l’enjeu principal de ce colloque ouvert ce matin par le ministre Xavier Bertrand à la Cité des sciences et de l’industrie de la Villette, où sont attendus près de 1 400 participants.
Or, à ce jour, le chemin du DMP est entravé par plusieurs sujets controversés ou sensibles.
La sécurité dans le collimateur
La faille de sécurité découverte chez Santénergie, l’un des six hébergeurs chargés d’expérimenter le DMP, a jeté un froid dans le monde de la santé, même si le problème serait en passe d’être résolu (« le Quotidien » des 23 et 24 novembre, et du 1er décembre). Après la faute lourde commise par cet hébergeur, le Collectif interassociatif sur la santé (Ciss, qui regroupe 24 associations d’usagers) redoute un «Dossier Médical Passoire», bien éloigné de l’ambitieux projet issu de la réforme Douste-Blazy de 2004. Il revendique «la création d’une instance de régulation indépendante, qui assure tant la protection des libertés publiques que la régulation du marché» des hébergeurs. Le collectif réclame pour cette instance à la fois «des moyens et des pouvoirs tant réglementaires que de sanctions».
«Ce qui s’est passé avec Santénergie ne va pas motiver les gens!», observe pour sa part le Dr Jean-Paul Hamon, à la Fédération des médecins de France (FMF). La FMF et le syndicat Espace Généraliste dénoncent par ailleurs une sécurisation à deux vitesses de l’accès des professionnels au DMP pendant la phase de montée en charge. Le Dr Claude Bronner, président d’Espace Généraliste, s’étonne que l’usage de la carte à puce du professionnel de santé (CPS) soit «obligatoire au premier jour pour les professionnels de santé libéraux», tandis que les praticiens hospitaliers (non pourvus de CPS) se contenteront d’un ««login-mot de passe» pendant cinq ans» pour consulter les DMP.
Confidentialité des données: le «masquage masqué»
En juillet dernier, les associations d’usagers ont obtenu du GIP-DMP le droit, pour le patient détenteur du DMP, de masquer les données de santé de son choix à l’intérieur du dossier (par exemple antécédents de maladie vénérienne, IVG...), sans que ce masquage soit signalé.
L’avant-projet de décret DMP, publié début novembre, a intégré le principe du masquage à l’insu des soignants (ou « masquage masqué ») , qui peut «être levé à tout moment» par le patient(article 17). Le Ciss juge le masquage masqué «essentiel pour assurer la confiance des usagers», même s’il trouve que le texte pèche encore sur les modalités pratiques.
L’avant-projet de décret précise en tout cas que les données cachées volontairement par le patient resteront toujours visibles pour le praticien qui les a inscrites dans le DMP. Il fixe aussi les règles d’habilitation propres à chaque catégorie de professionnels de santé consultée (2).
Enfin, le texte permet notamment au patient de placer «des données relevant de certaines spécialités thérapeutiques» dans des «zones» spécifiques du DMP accessibles seulement aux spécialistes concernés. La liste des spécialités visées sera «définie par arrêté», mais la psychiatrie en fera sûrement partie.
Ces dispositions, qui restreignent l’accès des praticiens au contenu du DMP, suscitent des remous chez les représentants des médecins traitants. Michel Chassang, président du syndicat Csmf, considère que le principe du masquage masqué est «dangereux car susceptible d’induire en erreur la chaîne médicale contre l’intérêt des malades». De même, «pour des raisons évidentes de santé publique», la Csmf est «totalement opposée» au fait que des informations liées à certaines spécialités thérapeutiques soient placées dans des zones du DMP accessibles seulement aux médecins exerçant dans ces spécialités.
A la FMF, Jean-Paul Hamon voit également dans le masquage masqué «un obstacle majeur à l’utilisation (du DMP) par les professionnels de santé et la garantie de son échec».
Moins véhéments sur le sujet, les syndicats MG-France et Espace Généraliste émettent quand même des réserves par rapport aux conséquences du masquage en terme de responsabilité médicale.
Le Syndicat des médecins libéraux (SML), lui, «n’est pas offusqué» par la dissimulation invisible de certaines données. «Il faut cependant que le patient connaisse les risques encourus, nuance son président, Dino Cabrera. C’est important par ailleurs de rappeler aux praticiens qu’il doivent conserver eux-mêmes leur dossier professionnel: leur responsabilité n’est engagée que sur les seules données dont ils ont eu connaissance.»
De son côté, le GIP-DMP fait valoir que, aujourd’hui, le patient ne dit pas tout oralement à son médecin, exprès ou par simple oubli. Selon le GIP, le DMP – même partiellement occulté – aurait donc au moins le mérite de limiter les risques médicaux pour cause d’oubli ou d’imprécision du patient à propos de ses traitements par exemple.
Quoi qu’il en soit, le débat n’est pas clos et Xavier Bertrand devra trancher. A moins que les pouvoirs publics ne préfèrent tester le masquage masqué de manière pragmatique, «peut-être pendant un ou deux ans», avance Jacques Sauret, directeur du GIP-DMP.
La charge de travail des médecins
Les syndicats médicaux sont inquiets à plusieurs titres sur la charge de travail que représentera la tenue du DMP. Ainsi, la Csmf, le SML, la FMF et MG-France n’apprécient pas que l’avant-projet de décret demande aux professionnels de santé de «reporter sans délai les informations pertinentes favorisant la coordination, la qualité et la continuité des soins, ainsi que la prévention».
Une telle exigence leur paraît inopportune, surtout en l’absence de contrepartie pour le remplissage et la mise à jour de chaque dossier. Les syndicats médicaux souhaiteraient que soit mentionné expressément le rôle du médecin traitant, pilier de la coordination des soins dans la réforme de 2004. A mots couverts, ils considèrent que c’est la condition sine qua non en vue d’une reconnaissance financière ultérieure.
Une fois le DMP ouvert par le patient, le premier médecin à le remplir mettra «40-45minutes» à renseigner les rubriques, selon le Dr Roger Rua du SML. D’où la nécessité d’envisager «une consultation spéciale» dont le tarif serait «supérieur à 21euros», ajoute le Dr Rua.
MG-France dénonce de même l’absence de moyens nouveaux pour compenser la «charge importante» incombant au médecin généraliste traitant. «Force est de constater qu’il n’a pas été prévu de prendre en compte le temps passé, d’améliorer les qualités fonctionnelles des logiciels et leur interopérabilité, de prendre en charge les adaptations nécessaires pour éviter la “double-saisie” et de rémunérer les tâches et fonctions ajoutées», déplore le Dr Gilles Urbejtel, de MG-France.
A la FMF, le Dr Hamon demande que les logiciels métiers et d’établissement aient tous une mise à jour, «disponible gratuitement», afin de les rendre «communicants» entre eux. A défaut, «les conditions du déploiement (du DMP) sont loin d’être réunies», avertit la FMF.
Le ministre Xavier Bertrand s’étant engagé sur l’absence de double saisie pour les médecins, le GIP-DMP a lancé un «appel à projets» qui doit favoriser notamment l’interopérabilité des différents systèmes d’information de santé au premier semestre 2007.
L’utilisation du numéro de Sécu
Les expérimentations, menées dans 17 sites jusqu’au 31 décembre, utilisent des identifiants santé spécifiques pour les quelque 36 000 dossiers déjà créés. Mais le gouvernement et le GIP-DMP souhaitent que le futur DMP soit, lui, lié au numéro de Sécurité sociale des assurés, jugé à la fois plus fiable, plus simple à utiliser et plus économique. Ils se heurtent aux réticences de la Commission nationale informatique et libertés (Cnil), jusqu’à présent peu encline à un usage extensif du numéro de Sécu ou NIR (numéro d’inscription au répertoire de l’Insee). Un groupe de travail de la Commission planche sur la question jusqu’à la fin de l’année. En lançant vendredi une pétition intitulée « Pas touche à mon numéro de Sécu !», la Ligue des droits de l’Homme vient en tout cas de demander à la Cnil de «sanctuariser l’usage du NIR» au détriment du DMP.
Le choix définitif de l’identifiant santé se fera par décret, «après avis conforme de la Cnil» (comme le prévoit un récent amendement au Plfss 2007).
L’effacement du DMP en cas de décès de son titulaire
Ce point de l’avant-projet de décret pose problème en l’état actuel. En effet, les proches du patient décédé ont juridiquement la possibilité de mettre en cause la responsabilité d’un médecin dans un délai de dix ans (depuis la loi About de 2002). Or le DMP du défunt peut contenir des éléments à charge ou à décharge en cas de poursuite contre un praticien.
Le texte devrait donc être modifié pour garantir la conservation du DMP du patient, a priori dans un délai de dix ans après sa mort, bien que le Ciss souhaiterait voir ce délai étendu à «trente ans».
Reste à savoir quelle structure abritera ces DMP « dormants ». Le Ciss refuse en tout cas l’idée de confier ces dossiers inactifs à la Caisse des dépôts et consignations (déjà chargée de la gestion du portail unique d’accès aux DMP). Pour son président, Jean-Luc Bernard, il y aurait en effet conflit d’intérêts dès lors que «la CNP, premier assureur vie en France, est une filiale de la Caisse des dépôts». Selon nos informations, le GIP-DMP s’orienterait maintenant vers une consignation des DMP des patients décédés par le futur hébergeur de référence (3).
Sur l’ensemble de ces sujets, le travail de concertation et d’apaisement du GIP-DMP et du ministère de la Santé ne fait que commencer.
(1) L’avant-projet de décret, publié début novembre et soumis à concertation, et plusieurs amendements au projet de loi de financement de la Sécurité sociale (Plfss 2007) aboutiront à la publication du décret DMP au printemps 2007.
(2) Rappelons que la loi du 13 août 2004 interdit l’accès au DMP aux praticiens non soignants, comme le médecin du travail, les experts des complémentaires santé ou d’assurance.
(3) L’hébergeur de référence assurera un service de base et servira de filet de sauvegarde en cas de défaillance des autres hébergeurs agréés.
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