LE TEMPS DE LA MEDECINE
Selon les voeux du chef du gouvernement, Jean-François Mattei est chargé de conduire la réforme de la loi du 31 décembre 1970 sur les stupéfiants. Le 15 septembre, le président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT), le Dr Didier Jayle, devrait lui soumettre un projet de loi.
Parallèlement, un programme quinquennal couvrant toutes les substances, licites ou illicites, est en préparation. Il succédera au Plan triennal contre la drogue et la toxicomanie, qui s'est achevé au printemps. « Les premières actions » pourraient « être mises en uvre d'ici à la fin de l'année », écrit le responsable de la MILDT dans une circulaire du 30 avril aux chefs de projet départementaux drogue et dépendance.
Pour l'heure, l'alcool, qui a rapporté 3 milliards d'euros à l'Etat en 2002, est responsable de 7 % de la mortalité masculine et de 2 % des décès féminins. Plus de 45 000 personnes, dont 38 000 hommes, en meurent chaque année, de manière directe ou indirecte. Le tabac, qui a fait entrer 10,89 milliards d'euros dans les caisses de Bercy l'année dernière, pour un chiffre d'affaires de 14,54 milliards d'euros (1), tue annuellement 60 000 fumeurs et attire quotidiennement 53 % des 15-24 ans.
Pour le Pr Philippe-Jean Parquet, président du conseil d'administration de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), il faut agir principalement en direction des fumeurs et, « surtout, des buveurs ». Si on a réussi à faire entendre aux usagers dépendant de produits par voie injectable (80 000 sont sous substitution) que leur conduite était dommageable pour leur santé et la société, il n'en est pas de même avec les consommateurs de boissons alcoolisées, explique-t-il en substance. Là, le « déni est total ». « Les moyens employés ne sont pas à la hauteur du problème. Les conduites d'alcoolisation sont insuffisamment abordées. » Face à une telle « carence », les efforts à déployer mériteraient d'être aussi puissants que ceux consacrés au cancer, estime le praticien.
Ce sont les crédits qui manquent le plus
A l'Association nationale de prévention de l'alcoolisme (ANPA), on fait remarquer que chacun des trois chantiers du président de la République évoque « pourtant implicitement » l'alcool : la route, avec, en 2002, 1 300 morts dues aux verres de trop (les trois quarts de nuit, et surtout les samedis-dimanches) ; les cancers, dont sont victimes les fumeurs-buveurs ; et les handicapés, en raison de l'alcoolisme ftal. Tous les acteurs du monde sanitaire, du social et de l'entreprise devraient être formés à des actions de prévention, insiste le Pr Parquet.
Selon l'ANPA, ce sont les crédits de l'assurance-maladie qui manquent le plus : il faudrait les porter de 10 millions à 126 millions d'euros par an, en particulier pour multiplier les opérations de prévention de proximité. Au niveau des soins, les 250 centres de cures ambulatoire en alcoologie sont largement insuffisants (6 millions d'euros en 2003). Le quart seulement des 5 millions d'alcoolo-dépendants bénéficient d'une prise en charge.
Gare aux foudres
des alcooliers
Il est nécessaire d' « agir sur l'offre en augmentant les prix », à l'instar du tabac, pense le Pr Parquet. Le projet de loi de santé publique, qui sera examiné par l'Assemblée nationale dans la première semaine d'octobre, parle, sans plus de précision, pour l'instant, de diminuer de 20 % la consommation d'alcool en France sur cinq ans. Un renforcement de la réglementation est en outre indispensable : « Pourquoi la mention "Boire avec modération" figure-t-elle sur les affiches et pas sur les bouteilles ? », interpelle le psychiatre. La loi Evin, à l'origine contraignante à l'affichage, a volé en éclats sous la pression des alcooliers, surenchérit l'ANPA. « Les affiches urbaines (bus, murs) s'imposent aux automobilistes, aux piétons et aux passagers des métropolitains. Dans les magazines, chacun peut tourner la page, ou l'arracher. Et que signifie l'interdiction de vendre des boissons alcoolisées dans les stations-service entre 22 h et 6 h, alors que la logique voudrait que ces lieux soient fermés à un tel commerce ? »
Comme le tabac, depuis Catherine Médicis, et le cannabis, depuis peu, l'alcool fait partie du patrimoine culturel français : y toucher c'est s'exposer aux foudres des alcooliers. Certes, au cours des 40 dernières années, la consommation a diminué : 11 l d'alcool pur par habitant et par an, contre 18 l en 1960. Quoi qu'il en soit, puisqu'il faut faire avec, l'ANPA entend jouer au maximum la carte de la sensibilisation à l'école et dans le cabinet du généraliste. Elle-même dispose d'un animateur par département financé par la Sécu, sans savoir « si les crédits alloués seront renouvelés une année sur l'autre ». Elle s'emploie aussi à donner au médecin de famille des clés permettant un dépistage précoce auprès de personnes qui ne savent pas qu'elles se mettent en danger avec l'alcool. Elle expérimente par exemple le programme OMS « Boire moins, c'est mieux » auprès du corps médical francilien d'Ivry, de Saint-Quentin-en-Yvelines de Pontoise et de Marne-la-Vallée. Si l'assurance-maladie valide la démarche, l'ANPA espère que l'acte préventif sera rémunéré un demi-C.
Eviter la stigmatisation
des fumeurs
Avec les 13 millions de fumeurs (un quart de femmes), la politique menée serait presque exemplaire, mais « depuis 3-4 ans (9-10 ans aux Etats-Unis), on les a stigmatisés » comme étant des sujets peu fréquentables et dénués de savoir vivre . « Ce qui n'est pas citoyen », commente le Pr Philippe-Jean Parquet, qui enseigne la psychologie à l'université du droit et de la santé de Lille. Cela a pour conséquence de « maintenir les plus dépendants dans une position de rébellion », à l'image des usagers de substances illicites qui, il n'y a pas si longtemps, affichaient une « attitude provocante ».
Il serait temps aussi d'avertir les usagers de cannabis et d'ecstasy - « majoritairement récréatifs » - des dommages qu'ils subissent, ce que ne permet pas la loi actuelle car elle interdit toute propagande sur les drogues, et de les prendre en charge. « La plupart d'entre eux sont intégrés dans la vie sociale ; ne les laissons pas s'installer à la marge de la société, victimes d'une dépendance », met en garde le responsable de l'OFDT.
Quant au débat drogues dures-drogues douces, doit-il vraiment être relancé ? En 1995, le Pr Roger Henrion parle d'une absence de dépendance physique pour le cannabis, qui, par ailleurs, « ne constitue pas, à son avis, obligatoirement le premier échelon d'un passage aux drogues dures ». Quatre ans plus tard, le rapport Roques (INSERM-CNRS) sur la dangerosité des drogues propose un classement en trois groupes : dans le plus redoutable figurent l'héroïne, la cocaïne et l'alcool, devant le LSD, l'ecstasy et le tabac, tandis que le cannabis prend place parmi les produits les moins nocifs. « La consommation de drogues illicites est le fait d'une petite minorité », contrairement au tabac et à l'alcool qui touchent « une grande partie de la population », rappelle le Pr Philippe-Jean Parquet. Financièrement, une distinction s'opère de facto, là encore, relève l'économiste Pierre Kopp (1999). Sur un coût social global de 33 milliards d'euros imputables à l'ensemble des drogues, c'est l'alcool et le tabac qui pèsent le plus, avec respectivement 50 et 40 % des dépenses, contre 6 % aux joints, à l'héroïne et à la cocaïne (2). Enfin, révèle l'INSEE, en 2002, boissons alcoolisées et cigarettes ont représenté 2,68 % des dépenses des Français (3), dont 1,42 % au tabac, soit presque autant que la santé, 2,84 %.
(1) La progression est de 4,5 % par rapport à 2001.
(2) Lire l'édifiant ouvrage de Sonny Perseil intitulé « Politique, murs et cannabis, rétablir le droit » (Le Médiateur, 2003).
(3) La consommation des ménages, selon l'INSEE, s'est élevée à 1 054,3 milliards d'euros, dont 30,5 milliards pour la santé (médicaments et médecine non hospitalière), 15,1 milliards pour le tabac et 13,3 milliards pour l'alcool.
Un art de (mal) vivre
Alors que la prévention est promise à des jours meilleurs avec le projet de loi sur la santé publique, qui sera discuté au Parlement prochainement, l'alcool et le tabac sont ancrés solidement dans la culture française et la tradition familiale. L'un coûte la vie chaque année à 45 000 personnes, l'autre à 60 000. Quant au cannabis, avec 2,2 millions d'usagers réguliers ou occasionnels, il témoigne, à son tour, de l'art de vivre à la française. De là à parler, comme on le fait pour le vin, d'une « dimension généalogique et symbolique », il n'y a qu'un pas que le temps s'emploiera à franchir, peut-être très vite.
Mais, alcooliers, cigarettiers et trafiquants n'ont pas de souci à se faire. Même si l'Etat, tout en profitant largement de ce « terreau culturel », à raison de quelque 14 milliards d'euros de taxes alcool-tabac (2002), tente de mettre en garde les consommateurs contre des produits dangereux.
Un défi qui relève du mythe de Sisyphe. Alcool, tabac, cannabis : un art de mal vivre pour le moins difficile à gérer. Reste le rôle du corps médical, et des généralistes en particulier, qui sont en contact avec 75 % de la population française. Le médecin de famille apparaît, incontestablement, comme le mieux averti pour faire passer, de manière informelle, dans le cadre du colloque singulier, un art de vivre avec modération.
> Ph. R.
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