Hora

Les mots qui sauvent (6)

Publié le 05/02/2015
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Par Michèle Thibaudin

Pour la dernière fois, je traverse le long couloir du couvent, les grandes baies sont ouvertes et un vent chaud berce les dessins des enfants.

Elle est seule devant la porte de la salle de consultation et se retourne en entendant mes pas. Quand elle s’avance vers moi, je dissimule mon étonnement et m’accroche à son regard grave. J’ouvre la porte et nous allons nous asseoir. Je n’ai pas de mots pour lui parler, je ne peux que sourire dans l’attente de ce qui va se passer, de ce qu’elle a décidé.

« Le jour où je t’ai apporté le premier dessin de mon jardin, tu as dit : « Les enfants ne sont jamais responsables des actes des adultes. » Zora est d’accord avec moi pour dire que les mots peuvent être dangereux, mais elle dit aussi qu’il y a les mots sauveurs. Elle a raison. Ce jour-là, tu as dit les mots qui sauvent. Je voulais te dire merci. »

Sa voix est grave et douce, son débit très rapide. À mon tour d’être muet, submergé par une émotion que je crains de ne pas maîtriser.

L’arrivée bruyante de Zora et Ilan – qui ne doit sans doute rien au hasard – me sauve de l’embarras et me ramène brutalement à la réalité de mon départ. Ils viennent me dire au revoir, le regard lumineux de Zora est embué de larmes et le sourire de Ilan, chargé de tristesse. Ils me quittent en se serrant les uns contre les autres, ces trois-là s’aiment vraiment.

Je ne les verrai plus. J’emporte avec moi leurs chagrins et leurs rires ; ils me donneront la force de repartir à la rencontre d’autres regards sombres et sourires lumineux. Si j’avais le talent de Zora, j’écrirais la vie de ces enfants. Leur destin ne m’appartient pas, j’ai seulement été un passage à un moment fragile de leur vie. Je ne connaîtrai pas l’histoire de Hora, je ne saurai jamais si elle a retrouvé ses parents. Il me restera son beau dessin, le souvenir des traces rouges sur le linge et de son bonheur à découvrir les « mots sauveurs ».

Je n’aime pas ces moments de fin et j’ai maintenant hâte de partir.

Au moment de quitter la salle, j’aperçois sur la table un papier soigneusement plié en quatre.

« C’était un matin de fin d’automne, un matin comme ma maman les aimait, avec dans l’air – disait-elle – « une douceur rassurante ». Nous étions toutes les deux dehors, elle étendait du linge et je cueillais les dernières fleurs du jardin.

Ils étaient trois. Le plus jeune – il ressemblait à mon père, les mêmes yeux clairs – s’est accroupi auprès de moi et m’a passé la main dans les cheveux en souriant, avant de me demander gentiment où étaient mes parents.

« Mon père a été tué au début de la guerre, dans la forêt, avec ses camarades et ma maman étend du linge derrière la maison. »

Son regard est devenu sombre, il s’est relevé et a couru avec les deux autres derrière la maison. J’ai entendu des coups de feu, seulement des coups de feu. Ma maman n’a pas crié. J’étais à la même place quand ils sont repartis. J’ai marché lentement jusqu’au fil à linge, je me rappelle que j’avais l’impression de marcher sur du coton. J’ai vu les gouttes de sang sur le linge blanc, ma maman allongée sur le sol. Je me suis accroupie auprès d’elle et ai posé le bouquet sur sa poitrine. Je n’ai pas pleuré quand les voisins lui ont fermé les yeux et l’ont enterrée dans le jardin.

Le lendemain, la plupart des gens du village sont partis vers le Nord, de peur que les soldats ne reviennent. Ils m’ont emmenée avec eux et un soir m’ont déposée ici.

Les mots peuvent être dangereux docteur, mais toi, tu as les mots qui sauvent.

Je ne t’oublierai pas. »

Une prochaine Histoire courte dans notre édition du 12 février

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Source : Le Quotidien du Médecin: 9384