Des gastéropodes marins qui changent de sexe dans le Pacifique. Des poissons aux caractéristiques à la fois mâles et femelles dans la Tamise. Des alligators et des tortues au pénis atrophié et aux testicules mal formés en Floride... Depuis quelques années, les découvertes d'animaux aquatiques sexuellement perturbés se multiplient. Dans la plupart des cas, il s'agit de la résultante d'une pollution classique, due à des déversements dans les lacs de pesticides, plastifiants et détergents capables de mimer les effets des oestrogènes naturels.
Mais certaines études avancent une toute autre hypothèse pour expliquer l'origine de ces transformations. Lors de son élimination par les urines, l'stradiol de la pilule contraceptive se retrouve dans les égouts urbains. Bien que retrouvée en très faible concentration, cette hormone hyperactive pourrait perturber le système endocrinien des animaux. Vrai ou faux ? Pour Gilbert Simon, directeur général du Conseil supérieur de la pêche (dont l'étude publiée la semaine dernière révèle le mauvais état de nos rivières), cela ne fait aucun doute. En France comme ailleurs, « les pollutions d'origine pharmaceutiques émergent. Par exemple, 40 % des gardons mâles de la Seine ont changé de sexe à cause de molécules d'hormones et de molécules pharmaceutiques ».
Malgré cette affirmation, il reste très difficile d'obtenir des renseignements sur l'état de la situation en France. Un seul cas de contamination des eaux par un produit pharmaceutique a fait l'objet d'une publication. Il s'agit d'un excès de gadolinium (Gd) détecté en 2001 dans l'étang de Thau et son bassin (1). Excès qui n'a rien d'un phénomène naturel, d'après le Pr Françoise Elbaz-Poulichet, du laboratoire Hydrosciences (CNRS) : « Nous n'avons retrouvé que la forme soluble du gadolinium. C'est-à-dire celle utilisée en IRM ».
Pour l'heure, le risque sanitaire est « infinitésimal ». Car pour absorber la même quantité de Gd qu'un patient subissant un scanner, un individu devrait boire trois litres d'eau de l'étang par jour pendant 280 000 ans. Cependant, l'anomalie de Gd n'est qu'une facette d'un problème plus général. Si, jusqu'à présent, les médias français ont peu fait état de cette pollution d'un genre nouveau, c'est faute d'études sur lesquelles s'appuyer. A l'étranger, en revanche, les résultats concordants abondent.
Du Viagra dans le lac ?
La première détection de médicaments dans l'eau date de 1976. Les tests eurent lieu aux Etats-Unis à la station d'épuration des eaux de la Big Blue River (Kansas City). Les résultats - traces d'acide salicylique et d'acide clofibrique - furent rapportés dans la revue « Life science » du 15 janvier 1997. Pendant quinze ans, ce fut donc le silence ; puis, en 1992, des chercheurs allemands ont identifié dans l'eau de l'acide clofibrique (CA), médicament utilisé contre le cholestérol. Des doses allant jusqu'à 0,165 μg/l ont été détectées dans l'eau potable de Berlin.
Une étude lancée en France
Depuis, en Allemagne, Suède, Danemark, les études s'enchaînent. Résultat, la mer du Nord contient de 48 à 96 tonnes de CA. Le Pô et le Danube sont également contaminés. Internet diffuse une information pour le moins surprenante : le lac Utah (Etats-Unis), où prolifèrent des carpes mâles particulièrement agressives, contiendrait une grande quantité de Viagra. Une étude allemande menée en 1998 est éloquente (2). Dans les effluents de 49 stations d'épuration, on a retrouvé, en vrac : 3 hypolipidémiants, 9 analgésiques, 7 bêtabloquants, 4 bronchospasmolytiques, un tranquillisant, un antiépileptique, 2 anticancéreux, 5 antibiotiques, 6 agents de contraste aux rayons X, ainsi que des traces d'oestrogènes naturels et de contraceptifs.
Visiblement, nos voisins se préoccupent tous de la présence de médicaments dans leurs eaux. En comparaison, une publication en France, c'est maigre. Les rivières françaises sont-elles plus propres qu'ailleurs ? « Non, bien entendu, répond Jean-Marc Porcher, de l'INERIS (Institut national de l'environnement et des risques industriels). En fait, ce sujet est tout à fait nouveau ; les chercheurs français en ont entendu parler il y a seulement un an. »
Sans doute alerté par les résultats des autres pays, le ministère de l'Environnement a jugé bon de prendre le sujet au sérieux. D'où le financement, dans le cadre du programme PNETOX (programme national d'écotoxicologie), du projet ENIMED (effets non intentionnels des médicaments). Le but est double : réaliser un état des lieux précis de la présence des médicaments dans notre environnement et en évaluer les effets biologiques sur des cibles potentielles. La tâche sera difficile, car quelque 3 000 molécules sont actuellement commercialisées. Il faudra donc déterminer quels médicaments doser, et par quelle méthode. Les premiers résultats seront disponibles en octobre 2002.
L'étape suivante consistera à identifier les causes de la pollution. Une étude publiée dans le « Lancet » (3) indique que la présence de médicaments dans les eaux de la Lombardie (Italie) n'est « pas associée à des sources spécifiques de contamination ». Mais alors, d'où proviennent-ils ? Des animaux d'élevage, en grande partie. Une partie des médicaments qu'ils ingèrent arrivent intacts dans leurs urines et excréments, pour être, au final, entraînés par les eaux de ruissellement jusqu'aux rivières.
Le scénario est identique chez l'homme, à la différence près que les urines atterrissent, via les toilettes, dans les égouts. Les rejets hospitaliers suivent le même parcours, ce qui pose de sérieux problèmes, compte tenu de leur forte concentration en médicaments (voir ci-dessous). Ensuite, direction la station d'épuration, où il n'est prévu aucun traitement spécifique contre les médicaments. « Une bonne partie est tout de même éliminée avec les boues, tandis que d'autres, fragiles, se dégradent très rapidement, explique le Dr Thierry Serfaty, du Centre d'information sur l'eau (www.cieau.com). Au final, on n'a aucune idée de la proportion de médicaments actifs que les usines d'épuration relarguent dans l'environnement. »
Les flacons de sirop vidés directement dans l'évier, l'épandage des boues de vidange sur le sol, les fuites au niveau des sites de production industriels (comme ce fut le cas en 2001 au niveau de la décharge chimique de Roemisloch, en Allemagne, avec des exfiltrations massives de polluants reconnues par des sociétés pharmaceutiques) sont autant d'autres sources possibles de pollution. Au final, c'est dans les rivières, lacs et mers, situés en bout de chaîne, que se concentrent tous les médicaments. Détail non négligeable quand on sait que 40 % de l'eau du robinet vient justement de ces eaux de surface (les 60 % restants venant de sources profondes en théorie non contaminées). Quel peut être l'impact sur la santé du consommateur ?
Des cas particuliers
« A priori aucun, assure Thierry Serfaty. Les études révèlent des concentrations de médicaments de l'ordre du nanogramme (ng), soit mille fois moins que celle qui est responsable de l'effet thérapeutique. Sans être alarmiste, il faut néanmoins rester vigilant et pousser les études. Car on ignore ce que produiront 1 ng + 1 ng + 1 ng sur le long terme. »
Les antibiotiques constituent un cas à part : leur relargage dans l'environnement entraîne des effets très spécifiques, effets qui pourraient pourtant être contrés par des mesures simples, selon le Dr Claude Danglot (voir ci-contre). Autre cas particulier : les molécules dites « oestrogène-like », accusées d'entraîner une chute de la mobilité des spermatozoïdes de 1 % par an, selon le CECOS parisien.
Hormis ces deux cas précis, les scientifiques sont tous d'accord pour dire que le réel danger concerne l'environnement, la faune et la flore aquatique. Diverses études écotoxicologiques sont en cours. Dans son laboratoire de santé publique et environnement (faculté de pharmacie de Paris-Sud), le Pr Yves Lévi teste diverses substances sur des poissons zèbres, afin d'en vérifier l'effet hormonal. Résultat : les malformations sont fréquentes. Le projet ENIMED viendra compléter ces expériences, en liaison avec le projet européen Rempharmawater ciblé sur les effets des médicaments dans les boues.
Et le principe de précaution ?
Une fois n'est pas coutume, le gouvernement français tarde à brandir le fameux principe de précaution. Daniel Marcovitch, député socialiste (Paris 19e), le reconnaît. « Actuellement, le problème des médicaments dans l'eau n'est nullement pris en compte, bien que ceux-ci n'aient rien à y faire. Même si la directive cadre sur l'eau (du 23 octobre 2000) n'émet aucune recommandation sur les médicaments (à l'exception du baryum, dont la concentration dans l'eau ne devra dépasser 0,7 mg/l à partir de 2003, ndlr) , il faut absolument introduire cette question dans la loi française. »
Surprise : à l'issue de sa première lecture le 10 janvier 2002, le projet de loi sur l'eau, dont le rapporteur est justement Daniel Marcovitch, ne fait aucune allusion à la question. Les députés ont pourtant été mis en garde contre les effets de la pollution médicamenteuse des eaux par un rapport du Plan rendu le 24 octobre 2001. Dans ce rapport, Thierry Michelon, sous-directeur de la gestion des risques des milieux à la DGS, estime utile de confier « l'évaluation des risques face à ces nouvelles menaces (...) à l'AFSSA, l'InVS ou l'Agence française de sécurité sanitaire environnementale ». Le message n'est visiblement pas passé. Peut-être le sera-t-il mieux d'ici quelques mois, lors de la deuxième lecture du projet de loi.
(1) Résultats publiés en 2002 dans la revue Wat. Res. 36/4.
(2) Résultats publiés en 1998 dans la revue Wat. Res. 32.
(3) « The Lancet », n° 9217, 20 janvier 2000.
Sensibilisation et prévention
Chaque année, les médecins français prescrivent des dizaines de tonnes de médicaments. Sur les 3 000 molécules commercialisées, un tiers environ est fabriqué sous forme liposoluble, ce qui permet le passage à travers la membrane cellulaire. L'inconvénient, c'est qu'une fois excrétés dans l'environnement, ces médicaments entrent dans la chaîne alimentaire et se concentrent de plus en plus. Pour éviter cela, le Dr Claude Danglot (CRECEP, Centre de recherche et de contrôle des eaux de Paris) suggère « d'ajouter un système dans les stations d'épuration qui retiendrait spécifiquement les molécules hydrophobes, et empêcheraient ainsi leur rejet dans les rivières ».
Pour Jean-Marc Porcher, de l'INERIS, l'action doit être menée en amont des stations d'épuration : « Le plus gros gain découlera du traitement direct des urines et selles au niveau de l'hôpital. Il faudrait adopter une réglementation qui en impose le recyclage sur place. » Jusqu'à présent, les urines qui ne contiennent aucun risque infectieux suivent la filière classique des eaux usées, elles ne sont pas traitées avant leur évacuation dans les égouts, explique-t-on à l'hôpital privé d'Antony. Au service technique de l'hôpital européen Georges-Pompidou, on déclare « n'avoir jamais entendu parler de l'intérêt d'un recyclage interne, ni des risques de contamination de l'environnement par les médicaments ».
Autant pour les professionnels de santé que pour le grand public, il serait donc utile de lancer une campagne de sensibilisation. Les médecins pourraient, par exemple, conseiller à leurs patients de séparer leurs urines du reste des eaux usées, pour subir un traitement spécifique. Une autre solution serait d'ajouter dans les toilettes des cachets qui casseraient les molécules pharmaceutiques.
Autre solution d'avenir, inévitable pour Claude Danglot : la diminution des doses prescrites, surtout en médecine vétérinaire. Les industries pharmaceutiques ont aussi un rôle à jouer, d'après Jean-Marc Porcher. Avant d'obtenir une autorisation de mise sur le marché, l'industriel est sensé tester les effets potentiels de la nouvelle molécule sur l'environnement. « Or ce dossier Ecotox est très peu rempli, c'est regrettable. Souhaitons que la nouvelle directive européenne qui renforce ce dossier sera bel et bien appliquée. »
L'eau, une voie privilégiée pour la dissémination des bactéries résistantes
Pour Claude Danglot, à la fois chercheur au CRECEP (Centre de recherche et de contrôle des eaux de Paris) et médecin, la pollution de l'eau par les antibiotiques est un faux problème. « La présence d'antibiotiques dans les eaux de surface n'est pas dangereuse en soi, explique-t-il. La concentration des médicaments y est trop faible pour sélectionner les bactéries résistantes. L'eau pose problème en ce sens qu'elle constitue le milieu idéal pour les rencontres entre bactéries. Chaque seconde, elles sont des milliards à y échanger leurs gènes de résistance. »
Pour parvenir à cette conclusion quelque peu à contre-courant, le chercheur a traqué pendant des années la présence de bactéries résistantes aux quatre coins de la planète. Et plus particulièrement dans l'eau. Pour « le Quotidien », il accepte de livrer les résultats de son enquête, unique au monde à sa connaissance. « Toutes les eaux que nous avons testées contiennent un nombre incalculable de bactéries résistantes non pathogènes pour l'homme. Qu'il s'agisse d'eaux de lacs, de rivières, de mers, ou encore d'eaux du robinet ou d'eaux minérales embouteillées, cela est vrai pour les cinq continents. On en a même retrouvées dans les sources du Sahara. »
Pour le moment, le chercheur a procédé à une étude limitée, portant sur neuf gènes de résistance précis (résistance à l'ampicilline, la vancomycine, la kanamycine, la streptomycine, la tylosine, ainsi qu'à quatre antibiotiques utilisés en élevage animal). Il compte peaufiner ses recherches en étendant son étude aux autres antibiotiques.
Au vu de tels résultats, la conclusion de Claude Danglot est simple : il faut revoir les modes de pensée et considérer l'eau comme une voie épidémiologique majeure de transmission des gènes de résistance aux antibiotiques. « Jusqu'à présent, l'attention était - injustement - focalisée sur la voie alimentaire, constate Claude Danglot. Mais à la différence de la viande, l'eau n'est pas chauffée avant d'être consommée ; les bactéries qui s'y trouvent ont donc toutes les chances de survivre et de transmettre leurs gènes de résistance à la flore intestinale. »
Pour justifier ses propos, Claude Danglot fournit un exemple : le cas d'un patient hospitalisé à l'hôpital du Kremlin-Bicêtre, dans le sang duquel a été identifiée une bactérie Pseudomonas contenant un gène de résistance à la triméthoprime. Or, quelque temps plus tôt, des chercheurs avaient découvert dans la Marne, en aval d'une station d'épuration, la présence de bactéries Aeromonas (pathogènes uniquement pour les poissons) possédant ce même gène de résistance. Déduction : le gène de résistance est « passé » à l'homme par l'eau potable.
Traiter les urines
« Le problème, ce n'est pas le rejet des antibiotiques en soi, conclut Claude Danglot. Ce sont les humains et les animaux traités aux antibiotiques qui rejettent des bactéries résistantes. »
Le médecin avance plusieurs solutions pour limiter la diffusion de ces gènes, dont les effets sur le long terme peuvent se révéler dramatiques. « Il faut réduire la prescription d'antibiotiques certes, mais aussi et surtout traiter les urines directement dans les toilettes pour tuer les bactéries qui s'y trouvent. Avec des pastilles désinfectantes pour les particuliers, et grâce à des mini-stations de désinfection pour les hôpitaux. »
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