DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE
LE Dr ANTONIO Marfella jette un oeil par la fenêtre. Sur le parking de l'hôpital, un bâtiment l'intrigue. Une crèche. «L'Italie compte six centres pour adultes de lutte contre le cancer. Celui de Naples est le seul à avoir une garderie d'enfants.» L'oncologue y voit la preuve que ses patients, s'ils confient leurs bambins durant les chimiothérapies, sont plus jeunes que la moyenne. La faute, pense-t-il, aux tonnes de déchets qui polluent tout, l'eau, l'air, le lait de vache.
A ses côtés, le Pr Giuseppe Comella acquiesce. Le directeur médical de l'Institut napolitain du cancer est une sommité reconnue à Naples et au-delà. Il lui arrive pourtant de prêcher dans le désert. Sa thèse est contestée. Lui est formel : «Certains cancers arrivent plus tôt, et sont plus fréquents. Ce qui était rare, un cancer du sein à 30 ans, par exemple, ne l'est plus. On ne peut rien en conclure à ce stade. Mais c'est ce que j'observe chaque jour», dit le Pr Comella, la main posée sur un épais dossier.
Enquête épidémiologique en cours.
Une étude copilotée par l'OMS tire la sonnette d'alarme (voir encadré). Mais, depuis cette alerte, plus rien. Silence radio des autorités, qui ont enterré l'enquête. Et qui assurent qu'il n'y a pas de crise sanitaire. « La Campanie est en état d'urgence pour la gestion des déchets, pas pour la médecine. Il n'y a pas d'urgence sanitaire», expose Antonio Magliulo, attaché de presse au siège régional du ministère de la Santé italien. Les cancers du poumon ? «La Campanie est la région d'Italie où on fume le plus.» Les cancers du foie ? «Peut-être un effet des hépatites ou des poubelles, on ne sait pas.» Dans le doute, une étude épidémiologique vient d'être lancée. Deux cents médecins sentinelles sont à pied d'oeuvre. «Les gens ont peur, nous voulons les rassurer et leur prouver que nous contrôlons la situation», enchaîne le représentant officiel.
L'hôpital pédiatrique de l'Annonciation, en plein coeur du vieux Naples, reçoit 40 000 urgences chaque année. Le Dr Antonio Correra y dirige un service ; il est de ceux qui se rangent à la thèse officielle. «On n'observe rien, ni apparition des maladies ni pic d'affluence. Je n'ai qu'une crainte: que les gens brûlent les déchets en périphérie. C'est le seul danger», dit-il. Son confrère, le Dr Massimo Ummarino, renchérit : «Le seul problème est esthétique. Aucune étude randomisée ne prouve quoi que ce soit.» A-t-il eu vent de cette histoire, racontée par la presse, d'un couple ayant demandé l'asile sanitaire à la Suisse ? Non. D'ailleurs, le pédiatre n'y croit pas. «C'est exagéré. Nous n'avons ni choléra ni leptospirose, comme j'ai pu lire.»
La Campanie, dépotoir national.
À des kilomètres de là, au coeur de la province Caserta, un autre pédiatre hospitalier a de sérieux doutes. «Depuis cinq ans, les médecins ont compris que quelque chose d'anormal se passe, relate le Dr Gaetano Rivezzi . Comment expliquer toute une série du même cancer dans une rue alors qu'il n'y a pas un seul cas dans la rue d'à côté?» Les déchets ménagers n'y seraient pour rien. Non, le trouble vient de ce que la Campanie a été érigée en dépotoir national, et même européen. «Il y a un énorme trafic, reprend le médecin. Des déchets industriels et radioactifs arrivent d'Europe de l'Est et même de Russie. La Mafia promet de les recycler à moindre coût. Elle ne le fait pas. Cela s'entasse dans les rues, dans les champs.» L'association médicale que préside le Dr Rivezzi estime que 20 à 30 % des cancers en Campanie sont liés à l'environnement.
Alors, qui croire ? Difficile de se faire une idée objective, tant l'exercice médical est ici parasité par d'autres enjeux. «En Italie, et surtout à Naples, les médecins ne veulent qu'une chose, faire une carrière politique, décrypte un Napolitain. Leur nomination et leur évolution de carrière dépendent directement du pouvoir en place.» Le revirement soudain du président du Conseil de l'Ordre des médecins de Naples, qui a changé de parti après les dernières élections, n'en est qu'une illustration.
Le directeur de l'Institut du cancer napolitain, celui qui affirme que les cancers sont plus fréquents, n'a pourtant pas la langue dans sa poche. «Je suis à six mois de la retraite, et donc libre de parole, se justifie le Pr Comella. Le système met les médecins sous pression. Celui qui me succédera n'aura pas la même liberté.» Le système, quel système ? «Je ne peux pas vous répondre. Sinon je serai poursuivi.»
À l'évidence, on parle là de la Camorra. On ne la nomme pas, ou on l'appelle organizzazione criminale. Les médecins ont appris à faire avec. «Nous sommes obligés de cohabiter avec la Mafia, nous partageons la même terre. Nous vivons la même situation que Chicago dans les années 1920», dit un praticien.
Le sujet est vendeur. Le journaliste Roberto Saviano a fait un carton avec son livre « Gomorra », où il dénonce le fameux «système». Il vit depuis sous escorte. Dans son sillage, d'autres se risquent, comme le Pr Maria Triassi, professeur universitaire à Naples, qui s'apprête à publier un ouvrage : « L'urgence de la Campanie : un problème national ». Prudente, elle dit ignorer s'il existe ou non un problème sanitaire. Mais c'est sûre d'elle qu'elle ajoute : «Le principal risque, c'est la dépression.»
Ce que confirme un habitant : «On envoie des soldats en Afghanistan, et on ne peut pas régler ça. Quelle honte! Les Napolitains le vivent très, très mal.»
Déchets et santé en Campanie : l'étude qui accuse
Une seule et unique étude a été menée en Campanie, sous la houlette conjointe de l'OMS et des autorités sanitaires italiennes, qui établit un lien entre les déchets et la dégradation de la santé des habitants. Achevée en 2004, cette étude «confirme la présence d'un risque élevé de mortalité par diverses causes, et de malformations congénitales dans les provinces de Naples et de Caserta» (deux des cinq provinces de la Campanie, où sont justement entreposés les déchets). La fréquence, chez les hommes, est majorée de 4 % pour le cancer du foie et de 5 % pour le cancer de l'estomac. Les malformations congénitales de l'appareil uro-génital sont en augmentation de 14 %. «L'exposition aux déchets subie par la population entre 1992 et 2002 joue un rôle important sur la santé dans les deux provinces», concluent les auteurs de l'étude. Qui réclament d'urgence «une politique intégrée de gestion des déchets». Le coeur du problème, insoluble.
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