Le TEMPS DE LA MEDECINE
1994-2004. Cela fait dix ans que, retour d'Afrique, le Dr Michel Courteaud a créé la maison médicale d'Oinville-sur-Montcient, un village à l'époque de huit cents âmes, non loin de Meulan, dans les Yvelines. Il avait choisi cette région semi-rurale pour éviter d'être, « comme tant de confrères installés dans les grandes villes,un distributeur d'ordonnances et de lettres adressées aux spécialistes ».
« Il y a dix ans, se souvient-il, la relation médecin-malade n'était pas univoque. On faisait encore de la médecine de famille, on mêlait le relationnel et les actes techniques. L'idée de départ, c'était qu'à 20 malades par jour on prenait un nouvel associé. C'est ainsi que la maison s'est développée, jusqu'à regrouper aujourd'hui quatre généralistes, trois kinés, deux dentistes, deux infirmières, un podologue, un orthophoniste. On a même contribué à l'expansion du bourg, qui a doublé sa population. »
Comme dans un Doc-drive.
Mais la médecine qu'on y pratique a changé. « Parfois, je me dis que c'est un peu un Doc-drive : on y passe prendre une ordonnance comme on irait acheter un hamburger... »
Pour échapper à ce syndrome de la santé industrielle, le Dr Courteaud a pris, quand il en était encore temps, l'option du secteur II. « Cette liberté d'honoraires a sauvé ma liberté d'exercice ; j'ai encore le temps de remonter un déprimé, ou de faire un lavage d'oreille. Les autres ont été emportés par les impératifs de la médecine industrielle. Une tendance lourde, inéluctable, qui a laminé le travail du médecin. Il lui faut faire de l'abattage, à un cadence vitale de 30-35 actes par jour. Le patient est devenu un consommateur et le médecin un prestataire. »
Catastrophe.
Installé en secteur I à Paris, dans le 18e, le Dr Jean-François Brugnaux ne dit pas autre chose, la véhémence en plus : « En dix ans, la relation avec le malade a été complètement bouleversée, banalisée, dépersonnalisée. Les gens traitent le médecin exactement comme un consommable et ils sont d'autant plus vindicatifs et agressifs qu'avec la CMU et les mutuelles ils sont pris en charge à 100 %, ce qui les déresponsabilise totalement. »
Bien sûr, ces assistés sont sans pitié, constate le généraliste : « Au train où vont les choses, il faudra bientôt qu'on mentionne sur l'ordonnance les effets secondaires des traitements. C'est la judiciarisation galopante puisque, en prime, ils sont aussi des assistés juridiques, avec l'aide juridictionnelle gratuite ! »
Bref, résume-t-il, « la RMM, c'est la catastrophe ! »
En attendant le pire : « La main mise des organismes de remboursement de soins est appelée à être de plus en plus contraignante : demain, pour telle pathologie, il faudra impérativement s'en tenir à telle thérapeutique, sans aucune marge de manœuvre. » Le Dr Brugnaux se défend cependant de voir tout en noir : « La reconnaissance, ça existe encore un peu, reconnaît-il. Il reste des patients qui aiment leur médecin et qui le lui disent. »
Une révolution culturelle.
Pas très loin de là, un autre cabinet, dans le 18e toujours, mais dans le quartier plus bourgeois de Montmartre ; le Dr Alex Maire y exerce depuis quinze ans, aujourd'hui associé avec deux autres généralistes. « Le métier n'est plus le même, confirme-t-il. Avant, les gens vous demandaient : "Vous êtes spécialistes en quoi ?" Aujourd'hui, cette logique qui voulait que, hors de la spécialité, il n'y ait point de salut médical, a vécu. La médecine générale est reconnue. L'apologie d'une médecine technique ou techniciste, avec à la clé l'idéologie de la guérison, est révolue. C'est le grand retour des cliniciens, dans une relation où la compétence du patient a fini aussi par être reconnue. »
Terminée, l'époque où le médecin disait qu'il avait guéri son patient. Et le Dr Maire s'en félicite sans états d'âme : « Aujourd'hui, le praticien part évidemment d'une base, d'un corpus scientifique et de son expérience professionnelle, mais il reconnaît la compétence de son patient, surtout pour les pathologies chroniques comme le sida, le diabète, ou les maladies cardio-vasculaires. Désormais, la guérison appartient aux deux. C'est une révolution culturelle. »
Somme toute, à la relation de pouvoir s'est substituée une relation fondée sur la négociation, un nouveau contrat médical à la clé.
Pour l'omnipraticien montmartrois, tout concourt à ce nouvel ordre relationnel : « La "démonétarisation" se répand, en supprimant le paiement à l'acte, et cela est un facteur d'égalité. Il devient possible de passer un long moment en consultation et le malade comprend très bien que, la fois d'après, le contact soit plus rapide. De même, la nomadisation de la clientèle n'est pas à regarder comme un facteur négatif : elle libère le médecin, alors que le lien de famille le scotchait dans un quartier pour toute sa vie professionnelle. De surcroît, elle garantit un vrai espace de confidentialité. C'est un plus, y compris quand, dans une même famille, chacun va voir un généraliste différent. »
Descendus de leur piédestal.
Dans le même arrondissement parisien, les mêmes tendances observées peuvent donc conduire à des appréciations et à des vécus professionnels très dissemblables. Mais tous les praticiens que nous avons contactés pour cette enquête l'attestent, chacun dans son contexte particulier : en dix ans, la RMM s'est métamorphosée : les médecins sont descendus de leur piédestal et le rapport avec le malade a été revu sur la base d'une certaine égalité.
Un rapport qui peut rester un rapport de force : « C'est vrai, observe le Dr Elisabeth Rousselot-Marche, les gens sont parfois agressifs, ils revendiquent beaucoup plus qu'autrefois : par exemple, les femmes enceintes veulent être arrêtées dès le début de leur maternité, ce qui est nouveau. » Alors, cette praticienne qui exerce à Figny-le-Petit, un gros bourg ardennais, à cinq kilomètres de la frontière belge, doit rétablir l'ordre quand c'est nécessaire : « Il faut savoir dire non au patient. Avant, c'était lui l'ignorant, il disait oui à tout ce que disait son médecin, qui était le savant et l'omnipotent. J'explique au patient pourquoi je ne compte pas céder à sa demande, si elle n'est pas médicalement recevable. S'il n'accroche pas bien, je préfère qu'il aille ailleurs. Et je le lui dis. »
« Généralement, ce langage de persuasion et d'autorité finit par être payant. Et les clients choisissent de rester. Nous faisons équipe ensemble. » Mais tout le monde n'a pas la faconde et l'ascendant naturel du Dr Rousselot-Marche : « Beaucoup de confrères se font bouffer parce qu'ils sont incapables de dire non aux demandes-revendications de leur patientèle. A la longue, ils pètent les plombs », explique-t-elle. La généraliste a élaboré un programme de formation destinés aux cadres syndicaux sur le thème « Apprendre à dire non ». « De plus en plus de confrères qui en avaient marre de dire oui se rallient à cette stratégie », se félicite-t-elle.
Un patient, ça s'éduque. Moyennant quoi, la vie professionnelle est belle, assure-t-elle.
Un effet de l'émergence du sida.
Installé depuis trente et un ans à Val-de-Saône, une petite commune de Seine-Maritime, dans le pays de Caux, le Dr Alain Libert adhère à l'évolution contractuelle positive de la relation avec le malade. « C'est sans doute un effet de l'émergence du sida, analyse-t-il. Sont apparus depuis des malades qui en savent plus que le généraliste et souvent même que le spécialiste. Aujourd'hui, le niveau culturel a progressé dans tous les milieux sociaux ; comme médecin, je garde bien sûr une autorité morale, mais, dans beaucoup de situations où les patients doivent modifier leur mode de vie et adopter un régime au long cours, c'est ensemble, en partenariat, que nous adoptons les bases d'un travail de prévention. » Le médecin se fait alors équipier avec son patient, comme il l'est par ailleurs dans les réseaux de soins, avec les pharmaciens, les infirmières, les spécialistes.
La loi de mars 2002 sur la démocratie sanitaire, dite loi Kouchner, a-t-elle compliqué la relation ou seulement sanctionné et avalisé la nouvelle parité médecin-patient ? Nos interlocuteurs inclinent plutôt vers la deuxième appréciation. La loi n'a rien inventé, estiment la plupart de nos interlocuteurs, elle n'a pas allumé le feu, qui couvait déjà.
Le pourcentage de clients à problèmes, globalement, est stable. Comme le dit plus crûment le Dr Marie-Laure Alby, généraliste à Paris 14e, dans le quartier de Denfert-Rochereau, « les emmerdeurs ne sont pas plus nombreux qu'avant, simplement ils se comportent selon d'autres modalités : avant, les angoissés et les obsessionnels anxieux nous abreuvaient de paroles, maintenant ils débarquent avec des quantités de dossiers qu'ils ont découverts sur Internet. Et ils nous débitent des informations qu'ils ont plus ou moins bien assimilées. Mais, sourit-elle, ça m'est parfaitement égal qu'ils aient l'air de me faire ma FMC ! Je prends ça comme un jeu. Cela dit, la consultation n'est pas payée cher et les gens comprennent qu'il faut aller à l'essentiel. Au bout d'un moment, le médecin doit remettre les yeux du malade en face des trous ! » En cela, le contrat médecin-patient est inchangé depuis Hippocrate.
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